Lu dans monde&vie n°956 du 31 mai 2018. Alexandre del Valle est spécialiste de la géopolitique de l’islam sur laquelle il a écrit une dizaine de livres qui font référence. Le titre de son dernier ouvrage la stratégie de l’intimidation, se révèle prophétique…
ENTRETIEN avec l’abbé G. de Tanoüarn.
Votre dernier livre s’appelle La stratégie de l’intimidation. C’est toujours actuel, l’intimidation ?
Plus que jamais peut-être. Je crois qu’aujourd’hui dans notre société l’intimidation est à la fois physique, psychologique et juridique. Il y a les coupeurs de têtes et les coupeurs de langues et tout cela marche ensemble. Les coupeurs de tête, ce sont les terroristes, ceux qui s’en sont pris aux journalistes de Charlie hebdo, au Père Hamel, à Théo van Gogh au Pays-Bas, aux jeunes qui assistaient à un concert au Bataclan. Après chaque attentat violent, il y a aussi les coupeurs de langues qui empêchent la parole libre. On nous dit et nous redit qu’il est scandaleux d’établir un lien entre l’islam et la violence, on nous accuse, nous qui faisons ce lien (voilà l’intimidation psychologique). Puis on nous attaque en nous stigmatisant comme islamophobe et voilà l’intimidation juridique. Ainsi on banalise l’islamisme institutionnel et c’est le non-musulman qu’on accuse lorsqu’il fait le lien entre islamisme institutionnel et islamisme guerrier. C’est le génie du terrorisme : au nom du refus de l’amalgame, par comparaison, chaque attentat fait de la publicité pour l’islamisme soi-disant innocent ; et cet islamisme au lieu d’entamer une autocritique, au lieu d’interpeller les textes de l’islam, pour voir où se trouvent les encouragements à la violence, reste absolument ce qu’il est, un littéralisme. Aux yeux des Français, il devient un islam modéré, simplement parce qu’il ne tue pas. C’est une sorte de loi : plus on tue au nom de l’islam djihadiste, plus l’islamisme institutionnel progresse et, en quelque sorte, redore son blason.
Sans le comparer avec un terroriste, le président des États-Unis, Donald Trump, lui aussi manie l’intimidation en politique étrangère…
Il n’a pas besoin d’écrire la stratégie de l’intimidation, il la pratique. Mais d’une certaine façon d’ailleurs il l’a décrite dans son fameux livre, L’art du Deal. Son credo est simple : rien n’est plus persuasif que le rapport de forces. C’est le point commun entre le business et la tactique militaire : chercher toujours le rapport de force quand il est favorable. Si vous voulez comprendre Trump, autrement que comme un éléphant dans un magasin de porcelaines, il faut vous souvenir de cela.
C’est un peu cette stratégie de l’intimidation qu’il a jouée avec Kim Jong-un en Corée…
Exactement. Son discours en Corée est ultra-simple : combien de division ? J’ai un bouton atomique plus gros que le tien. Je peux éradiquer la Corée du Nord de la surface de la terre : intimidation physique ! Cette menace non voilée a fait en quelques semaines plus que toute l’intelligence stratégique des administrations Bush et Obama pendant des décennies. Il a fait comprendre au jeune dictateur qu’il avait atteint ses limites. C’est un peu comme le test de réaction qu’on a avec un animal, mais il y a quelque chose d’animal dans le totalitarisme. Vous savez : quand vous voyez deux chiens dans la rue, le petit peut effrayer le gros s’il aboie plus fort. Eh bien ! Trump est le plus gros, mais il a compris ce point simplissime : non seulement il est le plus gros, mais il doit aboyer le plus fort. Son but a été de faire croire au fou Kim Jong-un que lui Trump est plus fou que le fou. Ainsi, il a fait peur à la Chine, qui ne veut à aucun prix d’un renforcement de l’arsenal américain en Mer de Chine et qui s’est employée à faire taire son féal coréen. Kennedy avait joué un peu le même jeu à Cuba dans la Baie des Cochons en 1962. Il avait calmé les Russes en haussant le ton.
Et en Iran?
C’est le même jeu : Trump applique son art du deal, en cherchant la confrontation, chaque fois qu’il est objectivement supérieur. Son idée est la suivante : je me retire de l’accord sur le nucléaire, j’interdis de facto tout commerce avec l’Iran et je laisse planer le spectre d’un changement de régime à Téhéran. Au préalable, Trump a vérifié l’unité de son camp : Arabie Saoudite, Israël, Émirats arabes unis sont réunis sous la bannière américaine. Il y a même une entente tacite avec la Russie, qui commence à trouver que l’Iran est un allié encombrant, qui ne veut pas faire la paix au Proche Orient, où le Hezbollah (Parti d’Allah pro-chiites) tente de déstabiliser la région pour le compte de l’Iran. La Russie ne supporte plus cet activisme des mollahs. Elle vient de renoncer à la livraison de S300 à Téhéran. L’Iran est totalement isolée. Au passage, ce n’est pas un hasard si Benjamin Netanyahou revient de Moscou : il a sans doute négocié le silence de la Russie dans la sortie des États-Unis de l’accord de Vienne. Quant à L’Europe de madame Merkel, elle n’est pas favorable à la sortie des États-Unis, mais elle représente peu de chose. Les sanctions américaines s’apprêtent à pénaliser toute personne qui fera, en dollars, du commerce avec l’Iran. L’Europe ne peut rien contre cette menace américaine, qui, on s’en souvient, a coûté des milliards à la BNP. Il faudrait des lois qui pénalisent les avoirs américains en Europe, mais on n’en est pas encore là.
Quels sont les scénarios possibles pour l’Iran ?
L’Iran, me semble-t-il, ne peut pas lutter contre la communauté internationale. Elle va être obligée de négocier.
Scénario 1 : Les pasdarans, les gardiens de la révolution reprennent le dessus, ils renversent les modérés du président Hassan Rohani, qui avaient négocié l’accord de Vienne et qui avait renoncé officiellement (et de manière humiliante pour les Iraniens) à l’aune nucléaire. Cette rigidification de l’Iran serait un prétexte formidable à une intervention américano-israélienne.
Scénario 2 : Rohani reste au pouvoir, l’Iran plie et l’on signe un nouveau traité, non seulement sur le nucléaire mais sur les armes balistiques, qui font peur à Israël. L’Iran renonce à son influence en Syrie. Stratégie gagnante pour Trump ! Cela permet aussi aux Russes de mieux préparer une sortie de crise en Syrie, en écartant le Hezbollah et en s’ accordant avec Israël.
Trump ne met-il pas la barre trop haut en installant l’ambassade des États-Unis à Jérusalem ?
Jérusalem, capitale d’Israël, c’est une promesse de campagne du président Trump et c’est une loi votée en 1995 par le Congrès (l’Israël act). En instillant l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, Trump devient le seul président des États-Unis qui tient parole sur ce sujet. Il prépare sa propre réélection. Il donne satisfaction aux Israéliens ; ce qui lui permettra de leur demander des concessions, y compris territoriales, sur les implantations à Gaza et ailleurs.
Mais les Palestiniens, comment vont-ils accepter ce nouvel état de fait ?
Il y a des manifestations et il y a des dizaines de morts en ce moment côté palestinien. Trump a éloigné des Palestiniens l’Egypte de Al Sissi et l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salman (MBS), sans compter la Libye d’El Aftar. Il ne s’agit pas d’un simple arrangement tactique. MBS reconsidère publiquement l’idée que Jérusalem est la troisième ville de l’islam (après Médine et la Mecque), thème qui avait donné naissance à la deuxième intifada, l’intifada al Aksa en 2000. La centralité de Jérusalem comme lieu saint de l’islam diminue. Bon gré mal gré, les Palestiniens sont mis de côté et, pour les sunnites, l’Iran devient l’ennemi central, avec des conséquences au Yémen (où les chiites s’opposent aux sunnites) et en Syrie (où le Hezbollah est très présent). La fitna (c’est-à-dire l’opposition historique entre les chiites et les sunnites) est plus que jamais d’actualité. Plus précisément, pour l’Arabie Saoudite, il y a deux ennemis : le chiisme et les frères musulmans. Le Hamas palestinien (principalement présent dans la bande de Gaza) garde le soutien du Qatar et des Frères musulmans. On peut se demander si la cause palestinienne n’est pas en train d’être sacrifiée au nouvel ordre des choses. Il y a un Palestinien très important, un ancien lieutenant de Yasser Arafat, qui a quitté l’OLP, Mohamed Darlan, soutenu et subventionné par les Emirats arabes unis. La mission qu’il s’est donné, c’est de détruire les frères musulmans. Il distribue beaucoup d’argent en Palestine. Son rôle ? S’assurer d’une alliance entre Al Sissi en Egypte, El Aftar en Libye, Mohamed Ben Salman en Arabie Saoudite et aussi désarmer le Hamas palestinien en l’achetant.
L’Arabie Saoudite a-t-elle réellement changé avec son nouveau leader Mohamed Ben Salman ?
MBS est un Bédouin pragmatique. Sa politique consiste à donner un rôle purement consultatif aux Wahabites, qui sont les religieux, au profit des « laïcs » qui sont la famille des Saoud. Son objectif est de revenir sur l’emballement religieux qu’il y a eu dans son pays et de retrouver l’atmosphère des années 70. C’est dans cette perspective qu’il autorise non seulement la conduite automobile aux femmes ; mais le cinéma et la musique, qui était proscrit sous l’influence des religieux. Il se recentre sur la guerre contre les chiites et cesse progressivement de subventionner des musulmans qui font la guerre contre d’autres musulmans au nom de l’intégrisme. S’il parvient à mener ces réformes à bien, on pourra dire que l’on se trouve devant un premier déclin de l’islamisme politique.
Quel rôle peut jouer la France dans cette affaire ?
La France aujourd’hui pourrait avoir un jeu intéressant en reprenant les fondamentaux de la politique gaullienne, un peu comme la Russie, en étant le pays qui parle à tout le monde. Quand la France a diabolisé les Russes en Syrie, elle s’est éjectée elle-même du processus des négociations. Son alignement inconditionnel sur les États-Unis et sa récente participation aux frappes ont discrédité Emmanuel Macron. Il faudrait aller dans le sens où vont les Russes et mettre autour d’une table l’ensemble des protagonistes de l’affaire syrienne.
Alexandre del Valle, La stratégie de l’intimidation, du terrorisme djihadique à l’islamiquement correct, éd. L’artilleur, 23 €