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Alias Brok. La taupinière idéale : l’empire Servan-Schreiber

ByVincent Chabrol

Juin 5, 2024
Alias Brok. La taupinière idéale : l’empire Servan-Schreiber

À l’été 1954, Philippe Grumbach, journaliste déjà bien connu sur la place de Paris, mais taupe des services de renseignement soviétique, rejoint la jeune équipe de l’hebdomadaire L’Express, lancé un an plus tôt par l’ambitieux Jean-Jacques Servan-Schreiber. Examinons d’abord quelle est cette taupinière dans laquelle débarque notre taupe.

Au cœur de la République : les Servan-Schreiber

Le patriarche, Julius-Josef Schreiber (1845-1902), juif allemand natif de Gleivitz en Silésie, s’établit à Paris en 1877, où il fonde une prospère entreprise d’import-export en mercerie et tissus qui devient la maison Schreiber & Aronson [1]. Entré en Maçonnerie, Julius-Josef se lie d’amitié avec l’un de ses « frères », une personnalité politique majeure de la IIIe République, à savoir Henri Brisson [2], l’un des chefs de file du puissant Parti radical auquel les Schreiber vont unir leur propre parcours.

Fils aîné de Julius-Josef, Robert Schreiber (1880-1966), hérite de la maison Schreiber & Aronson à la mort de son père. Avec l’aide de son frère Émile (1888-1967), Robert fonde en 1908 Les Échos de l’exportation : au départ simple bulletin des achats par correspondance de la maison Schreiber & Aronson, qui progressivement, sous l’impulsion d’Émile, devient « la grande revue commerciale française » (c’est le sous-titre qu’elle adopte) qui paraît chaque semaine à partir de 1913. Parallèlement, Émile mène une carrière de journaliste dans les colonnes de L’Illustration, le grand hebdomadaire illustré dirigé par René Baschet depuis 1904.

Robert participe à la Grande Guerre dans l’aviation, sous le pseudonyme de Servan, et épouse en 1916 Suzanne Crémieux (1895-1976), fille de l’influent sénateur radical du Gard Ferdinand Crémieux, issu d’une puissante famille juive du Comtat Venaissin [3]. Quant à Émile, il convole avec Denise Brésard, fille de Paul Brésard, chirurgien et influent conseiller général de la Nièvre. Robert et Émile sont tous deux très introduits dans les milieux politiques. En 1928, la publication commerciale lancée vingt ans auparavant trouve sa forme définitive : le quotidien Les Échos, journal économique et financier qui tire alors à 10 000 exemplaires.

L’Occupation contraint les frères Servan-Schreiber à se mettre au vert. Les Échos sont mis sous séquestre par l’Occupant.

Le fils de Robert, Jean-Claude (1918-2018), alors étudiant en droit, s’engage dans le mouvement Combat [4] ; il y fait la connaissance des futurs ministres démocrates-chrétiens François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen, mais aussi de Simon Nora [5], qui deviendra l’ami et le collaborateur de son cousin Jean-Jacques. Jean-Claude rejoint Alger en 1943 et incorpore l’armée d’Afrique. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)

Vincent CHABROL

[1] – Du nom de l’associé de Julius, Herr Aronson, parti faire fortune aux États-Unis et créateur du fameux briquet Ronson.

[2] – Henri Brisson (1835-1912), proche collaborateur de Léon Gambetta, est élu pour la première fois député en 1871. Il le demeure jusqu’à sa mort. Dignitaire du Grand Orient, quatre fois président de la Chambre des députés (de 1881 à 1885, de 1894 à 1898, de 1904 à 1905 et de 1906 à 1912), deux fois président du Conseil (en 1885, à la suite du renversement du ministère Ferry, et en 1898), il est membre du comité exécutif du Parti radical, parti pivot de la vie politique française, devenu nécessaire à la constitution de n’importe quel gouvernement, de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, et plus tard sous la IVe République.

[3] – Famille dont le plus illustre représentant demeure Adolphe Crémieux (1796-1880), avocat, député, sénateur, deux fois ministre de la Justice (en 1848 et en 1870), haut dignitaire maçonnique (Grand Commandeur du Suprême Conseil de France, ancêtre de la Grande Loge de France, de 1869 à 1880) et président de l’Alliance israélite universelle (de 1863 à 1880).

[4] – Mouvement de Résistance fondé à l’automne 1940 par Henri Frenay (1905-1988), alors officier au service de renseignement du gouvernement de Vichy.

[5] – Jeune résistant d’origine juive, Simon Nora (1921-2006) incorpore à la Libération la première promotion de la toute jeune École nationale d’administration (ENA). Haut fonctionnaire, il devient en 1952 rapporteur de la Commission des comptes de la nation, présidée par le député radical Pierre Mendès France, dont il devient l’un des proches collaborateurs. Membre fondateur du club Jean-Moulin en 1958, avant d’être recruté à Matignon par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas en 1969, il est, entre autres, directeur général du groupe Hachette en 1971, directeur de l’ENA de 1982 à 1986 et président du conseil de surveillance de Lehman Brothers en 1987…

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