Alias Brok. Les jeunes années d’une taupe

Alias Brok. Les jeunes années d’une taupe

Une information chasse l’autre, écrivions-nous le mois passé [1]… Et en effet, le dossier Grumbach et les autres affaires de taupes soviétiques en France qui ont amusé un temps la galerie, le temps de passer à autre chose, ont été semble-t-il vite oubliées.

Tout se passe dans notre pays comme si l’on voulait ignorer à quel point il a été l’un des terrains de jeu privilégiés de l’Union soviétique, y semant à tout vent la propagande communiste et implantant ses taupes à tous les niveaux de la société et jusqu’au cœur de la classe dirigeante.

En 1992, Vassili Nikititch Mitrokhine (1922-2004), agent du KGB, passe à l’Ouest et communique aux Britanniques de très copieuses notes extraites des archives de la Loubianka (siège des services soviétiques). De nombreuses taupes implantées en Occident sont alors démasquées. Les Britanniques transmettent notamment à la DST (Direction de la surveillance du territoire), c’est-à-dire au contre-espionnage français, le nom du journaliste et influent dirigeant de presse Philippe Grumbach (1924-2003).

Et pourtant rien ne se passe. Philippe Grumbach termine son existence ici-bas aussi paisiblement et impunément que possible. Il faut attendre un article publié dans L’Express le 15 février 2024 [2] pour que l’information arrive aux oreilles du grand public.

Philippe Grumbach a été recruté par les services soviétiques dès 1946, du temps de ses années de jeunesse où il fréquente assidûment les milieux communisants. En 1949, changement de décor : Grumbach s’envole pour les États-Unis et à son retour, un an plus tard, travaille au service d’un grand quotidien – Paris-Presse – qui penche assez nettement à droite.

Mieux encore, il devient le proche collaborateur d’un des hommes les plus influents de France : Jean-Jacques Servan-Schreiber (1924-2006), riche rejeton d’une dynastie des affaires et de la presse, fondateur de l’hebdomadaire L’Express et faiseur de rois au centre de l’échiquier politique français, avant de se rêver pour lui-même un destin national. Quel meilleur poste d’observation pour un agent de renseignement et d’influence ?

Le journaliste Étienne Girard, qui a révélé l’affaire au grand jour, s’interroge sur le rôle qu’a pu jouer Grumbach, notamment dans ses fonctions de journaliste puis de directeur à L’Express :

« En lisant Mitrokhine, on ne sait pas si les colonnes de L’Express ont été touchées par la double vie de leur directeur. L’instrumentalisation de la presse faisait bien sûr partie des priorités du KGB. Mais aucune opération n’est mentionnée, et jamais la rédaction n’a manifesté de complaisance pour le régime soviétique. » [3]

Nul n’ignore en effet que L’Express n’était certes pas une publication communiste. Mais il n’était pas besoin de suivre la ligne du Parti comme L’Humanité pour travailler aux triomphes d’intérêts chers à l’URSS. Jacques Servan-Schreiber était pro-américain – il ne s’en est jamais caché – mais son hebdomadaire, dans les années 1950, et à l’unisson d’ailleurs d’une part notable des élites américaines, était à la pointe du combat contre les guerres dites coloniales que menait alors la France, d’abord en Indochine, puis en Algérie. Il y avait là pour le moins des intérêts convergents avec une Union soviétique qui soutenait les indépendantistes algériens, dans l’espoir de faire avancer ses pions au Maghreb, et plus encore les communistes vietnamiens qui lui étaient inféodés.

Par conséquent, lorsqu’Étienne Girard balaye d’un revers de main l’hypothèse d’un travail de désinformation qui aurait pu être mené, dans les colonnes de L’Express, au profit d’intérêts poursuivis par l’URSS, et de fait convergents avec une ligne éditoriale qui n’était nullement communiste, on est en droit de s’interroger, même si le même Étienne Girard appuie ses dires sur le témoignage de l’ancien directeur-adjoint de la DST Raymond Nart :

« Grumbach n’était pas un agent de désinformation. Vu ses contacts politiques sommitaux, c’était tout simplement un agent du service du KGB chargé du renseignement politique. Un mélange des genres n’aurait pas été longtemps tenable. » [4]

Pour notre modeste part, nous pensons qu’on peut tout de même également s’interroger à ce sujet. Mais quoi qu’il en soit, placé en proche orbite autour de Jean-Jacques Servan-Schreiber, Grumbach était en effet d’abord un agent de renseignement. Comment en est-il arrivé là ? Quels renseignements a-t-il pu recueillir ? Quelle influence a-t-il pu exercer ? C’est ce que nous vous proposons d’examiner en remontant dans un passé pas si lointain qui a déterminé notre présent. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)

Vincent CHABROL

[1] Voir la première partie de cette étude (« Une taupe du KGB au cœur de la République ») dans notre précédent numéro (803).

[2] – Étienne Girard et Anne Marion, « Philippe Grumbach, un agent du KGB infiltré à L’Express », in L’Express, no 3789, semaine du 15 au 21 février 2024, pp. 32-37.

[3]Id., p. 35.

[4]Id., p. 35.

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