L’audiovisuel et l’écrit dans l’apprentissage des savoirs

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Apprentissage :les élèves sont plongés dans l’audiovisuel dès leur sortie du berceau

Une confiance de principe dans l’audiovisuel

« On présuppose que l’audiovisuel possède une fonction psychologique de motivation, un pouvoir de conviction important, permet de visualiser des phénomènes imperceptibles, garantit une meilleure mémorisation, facilite les apprentissages et  permet au monde d’entrer dans la classe », déclare Jean-Pierre Roudeix, formateur au « Clemi » (Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information) de l’Académie de Poitiers, lors de son intervention à la Journée départementale des documentalistes de la Vienne en janvier 2005.

On se contente de « présupposer », en effet, et ce postulat semble avoir suffit à la pédagogie officielle. Depuis les années 70, durant lesquelles s’est répandu ce moyen d’accès au savoir, l’audiovisuel est souvent considéré comme une avancée par rapport à d’autres méthodes didactiques, et le progrès rapide des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) entraîne une fascination de l’Éducation nationale pour les « Tice » (Technologies de l’Information et la Communication pour l’Enseignement). Ce n’est donc pas le principe de l’apprentissage des savoirs par l’audiovisuel qui fait débat, mais éventuellement les contenus pédagogiques, le cahier des charges de l’enseignement audiovisuel [1].

Un phénomène global

L’école n’est certes pas le seul lieu de vie concerné : plus généralement, depuis déjà plusieurs décennies, les élèves sont plongés dans l’audiovisuel dès leur sortie du berceau. La présence de la télévision dans la quasi-totalité des foyers ; la télécommande qui, en permettant le « zapping », a accentué une certaine frivolité de consommateur dans notre démarche d’accès à l’audiovisuel ; l’invention de la vidéocassette puis du DVD qui banalise la culture cinématographique, enfin l’équipement rapide de tous les foyers en moyens internet, tous ces facteurs font reculer la culture de l’écrit au profit de celle de l’audiovisuel.

Ce changement subi dans l’un des aspects de notre civilisation n’a pas à être jugé en soi, dans la mesure où il est dû à une évolution technologique qu’il serait absurde de nier, et encore plus absurde, comme inutile, de fuir. D’ailleurs il est évident que l’audiovisuel apporte des avantages, un véritable progrès, de même qu’internet propose une offre appréciable et toujours plus large d’informations qu’il était auparavant plus difficile de trouver, ou en tout cas plus lent. A cette constatation, on répond souvent que les informations consultables sur Internet ne sont pas toujours sûres, mais elles ne le sont pas moins que dans les livres médiocres. La seule différence vient du prestige pluriséculaire que l’écrit conserve encore, et peut-être conservera toujours, tendant à nous convaincre qu’une information est vraie puisqu’elle a été inscrite dans un livre. Or, nous savons bien qu’il est des historiens médiocres, des théories erronées, comme il est des écrivains superficiels, voire mauvais, voire malfaisants : le moyen de transport de l’information n’a rien à voir.

En revanche, si l’on considère que l’école est pour l’enfant un lieu « privilégié », au sens propre du terme, c’est-à-dire un lieu qui a sa « loi privée » sa propre loi, et non pas nécessairement un lieu « permettant au monde d’entrer dans la classe », comme s’en réjouit J-P. Roudeix, alors on pourrait envisager que ce lieu favorise des modes spécifiques d’accès au savoir, sans que le pédagogue ne se sente forcément démodé, exclu de la marche actuelle du monde, indigne des avancées de son temps. C’est dans cet esprit que nous pouvons analyser les différences fondamentales entre l’audiovisuel et l’écrit dans notre apprentissage du savoir (je mets de côté, au moins partiellement, l’apprentissage des langues étrangères, dont la spécificité mériterait une étude à part).

Un rapide rappel du fonctionnement des perceptions auditive et visuelle

Un être humain, enfant comme adulte, sauf en cas de maladie ou de handicap, est muni de cinq sens : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. L’audiovisuel a ceci de particulier qu’il fait intervenir non pas une, mais deux perceptions : l’auditive et la visuelle. Il faut donc en rappeler les lois naturelles.

La perception auditive

En gros, nous dirons qu’elle se décompose en trois phases : Réception, transformation et sensation.

  1. Réception d’un signal sonore, c’est-à-dire d’un ensemble d’ondes qui atteint notre pavillon, fait de cartilage, de peau et de chair (ce qu’on appelle communément l’oreille), puis le conduit auditif, puis le tympan, puis les osselets (marteau, enclume et étrier) puis la cochlée.
  2. Transformation de ce signal en influx nerveux, grâce au nerf auditif qui transmet un influx nerveux au cerveau.
  3. Sensation du corps réagissant à ce signal. On peut analyser la réaction physique à la perception d’un signal sonore en observant ses réponses « appétitives » (traduisant un plaisir, comme l’audition de la musique, ou d’une voix aimée, etc.) ou « aversives » (traduisant un désagrément dû à une trop grande intensité par exemple, ou à une cacophonie etc.).

La perception visuelle

Elle est physiquement différente, mais nous pourrons toutefois la décomposer selon les trois mêmes phases de réception, transformation, et sensation.

  1. Réception d’un signal lumineux par la cornée qui le focalise sur le cristallin, lequel l’accommode en image transmise à la rétine, membrane groupant les cellules photoréceptrices appelées « cônes » et « bâtonnets ». Les cônes détectent les couleurs, les bâtonnets détectent l’intensité de l’image et son mouvement.
  2. Transformation du signal lumineux en signal bio-électrique passant par le nerf optique, relié à la rétine, qui transmet un influx nerveux au cerveau.
  3. Sensation du corps réagissant à ce signal.

Encore une fois, la sensation n’est pas comparable, d’autant que le son m’environne, de sorte que je peux l’entendre aussi bien derrière moi que devant moi, tandis que le signal visuel est localisé : je ne le perçois pas de la même façon derrière ou devant moi, voire pas du tout derrière moi, selon son intensité.

Il y a donc une inégalité certaine entre la perception sonore et la perception lumineuse. D’autant que l’ouïe m’offre un éventail d’informations très large, y compris par exemple sur l’état psychologique ou l’émotion d’un interlocuteur au téléphone, bien mieux qu’une photographie. C’est pourquoi, de l’avis des thérapeutes, la surdité est plus handicapante encore que la cécité. C’est pourquoi aussi la radio est un outil d’information apprécié (d’ailleurs avec ses propres règles de communication, qui diffèrent de la télévision) tandis qu’on n’imagine pas le même succès pour des images muettes.

Un rapide rappel des principes physiques de la lecture

La lecture est le déchiffrage d’un code langagier. Selon les cultures, l’apprentissage en sera différent. Dans les langues syllabiques, la méthode consiste à présenter d’abord des signes appelés « lettres » auxquelles on attribue un son, par pure convention, par l’arbitraire de la civilisation concernée : on sait par exemple que la même lettre latine « a » ne sera pas prononcée de la même façon par un Français ou un Anglais. Puis l’écolier assemble peu à peu les lettres, et pourra déchiffrer des mots, y compris des mots dont il ne connaît pas le sens.

Pour la langue chinoise, il s’agit d’apprendre, si possible, les presque 50.000 caractères, les 213 radicaux. Le lettré est celui qui en connaît le plus grand nombre, l’homme non lettré se contentera d’en connaître entre 3500 et 9000. En juxtaposant des signes, si l’on écrit « Chine très grand », on comprendra  « La Chine est très grande ». Notons en passant que les « méthodes » globale et semi-globale, pratiquées à l’Éducation nationale, dont on sait qu’elles entraînent depuis 35 ans la dysorthographie et la dyslexie, reposent sur une capitalisation des mots qui conviendrait moins mal au Chinois qu’au Français.

Mais dans les deux cas, en français comme en chinois, certes à des degrés variés, la lecture est en soi un exercice de mémoire, car sans mémoire, pas de lecture possible. Le processus physiologique de la lecture, démontré par Émile Javal [2] est comparable à une succession de photographies à une très grande vitesse. Il ne s’agit évidemment pas de « photographies » au sens premier du terme, mais de mémorisation des signes et de leur signification. Chaque signe est un symbole, un dessin, signifiant, par l’arbitraire de la culture, un son, consonne ou voyelle.

On remarquera ici une grande différence d’avec la perception audiovisuelle. Dans la lecture, il y a, bien sûr, une phase préparatoire de perception visuelle des signes pour leur assemblage, mais il faut ensuite un décodage culturel purement intellectuel pour donner un sens à cet assemblage. Ajoutons même que l’on peut lire du latin, et ne rien y comprendre, uniquement parce que les lettres nous sont connues, et connu ou approximativement connu l’effet produit par leur assemblage. C’est dire que la lecture comprise d’un texte va bien au-delà d’une simple perception sensorielle.

La lecture est indissociable de la mémoire

La lecture est indissociable de la mémoire, et pour bien le comprendre, nous pouvons faire la comparaison avec la lecture silencieuse d’une partition de musique. Une partition est un ensemble de signes, c’est un code, mais ce n’est pas encore de la musique. La musique a besoin, pour se réaliser, de l’onde sonore, composées de molécules d’air en mouvement. La partition ne « réalise » rien, elle ne produit pas de musique réelle, elle renvoie le lecteur à sa mémoire des sons. Un homme sourd de naissance ne pourrait pas tirer profit de la lecture d’une partition de musique, et si Beethoven pouvait lire et écrire de la musique même après qu’il soit devenu sourd vers l’âge de 30 ans, c’est parce qu’il gardait en mémoire le son produit par une note écrite. D’ailleurs la note elle-même ne renseigne pas sur tout : en déchiffrant un quatuor, par exemple, elle ne contient pas le timbre instrumental. Et même si l’on fait l’effort de faire appel à la mémoire pour avoir l’illusion « d’entendre » dans son intelligence, ou son imagination, le timbre n’est pas très précis, car chaque instrument a sa propre nuance.

Au-delà de la perception visuelle, nous observons donc un premier effort intellectuel de l’individu pour donner un sens aux signes. Cette quête et cette attribution de sens, la seule perception visuelle ne les permet pas, c’est d’ailleurs pour cela qu’on peut envoyer à un individu un message visuel subliminal, dans la publicité par exemple : le publicitaire intercale l’image d’un produit apparaissant 0.04 seconde dans une succession cinématographique de 24 images/seconde, de sorte que l’individu réagit au stimulus sans en avoir conscience (ce procédé est aujourd’hui illégal en France, mais on se souvient que François Mitterrand a employé un procédé s’en approchant pour sa réélection présidentielle de 1988 sur le générique du journal télévisé d’une chaîne publique). Le message subliminal, en tant que viol de la conscience, est impossible dans la lecture, puisque, pour qu’il y ait lecture, il faut un effort conscient.

Afin d’être complet dans ma démonstration, il me faut ajouter que, pour les raisons que j’ai exposées plus haut, faisant apparaître une supériorité de la réception auditive sur la réception visuelle, il est douteux que la perception auditive se prête à la réception d’un message subliminal audiophonique. Il y a vingt-cinq ans, le prêtre canadien Jean-Paul Régimbal accusa certains groupes rock de faire passer des messages subliminaux [3]. Que ces groupes aient souhaité le faire, c’est une chose possible, mais que leurs auditeurs aient été réceptifs par voie naturelle à ces messages, c’est physiologiquement douteux.

Retenons donc ceci : la grande différence entre la lecture et l’audiovisuel, c’est cet effort nécessaire de l’intelligence pour lire. La réception d’un message par la lecture fait appel à une intelligence que nous dirons « active », tandis que la réception audiovisuelle est plus « passive ».

Des incidences différentes selon les domaines du savoir

La différence de qualité d’apprentissage entre les moyens audiovisuels et l’écrit n’a pas la même amplitude selon les domaines évoqués. C’est pourquoi nous allons citer deux exemples différents : l’apprentissage littéraire et l’apprentissage de l’histoire, puis nous proposerons une application de notre thèse généralisée à l’ensemble des matières susceptibles d’être étudiées, distinguées en sciences fondamentales et sciences expérimentales. Commençons par la littérature.

La Littérature

Prenons l’exemple d’une œuvre de notre patrimoine littéraire, pouvant être apprise par nos écoliers, soit par la seule lecture, soit par des moyens audiovisuels.

Tous les écoliers ont la possibilité de connaître, d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire par l’écrit ou par l’audiovisuel, l’œuvre de la comtesse de Ségur (1799-1874). Je choisis dans Les Malheurs de Sophie cet extrait de « La Poupée de cire » :

« La bonne posa son ouvrage et suivit Sophie à l’antichambre. Une caisse de bois blanc était posée sur une chaise ; la bonne l’ouvrit. Sophie aperçut la tête blonde et frisée d’une jolie poupée de cire ; elle poussa un cri de joie et voulut saisir la poupée, qui était encore couverte d’un papier d’emballage.

La Bonne. – Prenez garde ! ne tirez pas encore ; vous allez tout casser. La poupée tient par des cordons.

Sophie. – Cassez-les, arrachez-les ; vite, ma bonne, que j’aie ma poupée.

La bonne, au lieu de tirer et d’arracher, prit ses ciseaux, coupa les cordons, enleva les papiers, et Sophie put prendre la plus jolie poupée qu’elle eût jamais vue. Les joues étaient roses avec de petites fossettes ; les yeux bleus et brillants ; le cou, la poitrine, les bras en cire, charmants et potelés. La toilette était très simple : une robe de percale festonnée, une ceinture bleue, des bas de coton et des brodequins noirs en peau vernie. »

Appropriation par la lecture

En lisant ce texte, l’élève doit fournir plusieurs efforts, qui rendent sa perception « active » plutôt que « passive ».

  1. Premier effort : le décodage dont nous avons parlé plus haut, afin de donner un sens intellectuel à des signes dessinés.
  2. Deuxième effort : comprendre certains mots difficiles ou inhabituels. Qu’est-ce donc qu’une robe de percale ? Elle est tissée avec un coton très serré pour obtenir un effet de brillance et de fermeté. Qu’est-ce qu’une robe festonnée ? Elle est ornée de festons, qui sont des ornements en forme de guirlandes.
  3. Troisième effort : imaginer grâce à la mémoire, ce qui revient à créer dans son esprit une robe de percale festonnée, et une ceinture bleue. L’élève se « re-présente » dans son esprit à quoi ce qu’il a lu peut bien correspondre. Notons en passant que la comtesse de Ségur ne précise pas la couleur de la robe : sans autre renseignement, on peut supposer que l’élève la verra blanche, d’autant qu’elle est ceinturée de bleu ; mais il peut imaginer un assemblage de couleurs différent : jaune ceinturé de bleu ? Et même en blanc, peut-on l’imaginer plutôt crème ?
  4. Ici intervient le quatrième effort, qui est créatif : quelle couleur pour la robe, ou au moins quelle nuance ? Quelle nuance de blanc pour le bois ? Quelle nuance de bleu pour la ceinture ? Quelle nuance de rose pour les joues, quelles forme et dimension exactes pour les fossettes ?

Et plus généralement, quel timbre de voix pour la Bonne et Sophie, quand elles parlent ?

Et encore, quelles intonations le lecteur va-t-il attribuer aux protagonistes dans ce dialogue :

« La Bonne. – Prenez garde ! ne tirez pas encore ; vous allez tout casser. La poupée tient par des cordons.

Sophie. – Cassez-les, arrachez-les ; vite, ma bonne, que j’aie ma poupée. »

C’est le lecteur qui crée par son intelligence tout cela, ce qui revient à dire qu’en définitive il est co-créateur de l’histoire. Quel que soit le degré de précision de l’auteur dans ses descriptions, il faut, pour que le message envoyé soit complet, la collaboration de son lecteur. Notons en passant que l’œuvre publiée n’est plus la propriété de son auteur, à cause de cela, à cause de cette appropriation de l’œuvre par le lecteur. ♦

Yves-Marie ADELINE

(à suivre)

NDLR : Yves-Marie Adeline est l’auteur, aux Éditions de Chiré, de La Droite impossible. Essai sur le clivage droite-gauche en France (2012) et La Guerre intérieure (2017).

[1] – Lire par exemple Maguy Chailley : Télévision et apprentissages, tomes 1 et 2 (Éd. L’Harmattan, 2002-2003 ; ou encore Geneviève Jacquinot : Télévision, terminal cognitif, in revue Réseaux (Paris, décembre 1995).

[2] – Lire sa Physiologie de la lecture et de l’écriture (Éditions du Centre d’Études pour la Promotion de la Lecture, Paris, 1978).

[3]Le Rock’nroll, viol de la conscience par les messages subliminaux, Éditions Croisade, Bligny-lès-Beaune, 1983.

Suggestion de livres sur ce thème :

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