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Se signer avant de signer… Réflexions sur l’entente franco-russe de 1893

ByPatrice Sage

Jan 3, 2022
Se signer avant de signer… Réflexions sur l’entente franco-russe de 1893

Mercredi 27 décembre 1893 à Saint-Pétersbourg à 17 heures. Le tsar Alexandre III a relu une dernière fois cette convention militaire définitive qui doit sceller la fameuse Alliance franco-russe. Le ministre des Affaires étrangères de Giers et le général Obroutchev, chef de l’état-major, se taisent et retiennent leur souffle. Ils connaissent leur souverain dont les trois grands principes sont l’absolutisme, le nationalisme et l’orthodoxie et savent aussi que leur souverain passe pour « l’homme le plus honnête d’Europe ». Les trois grands principes d’Alexandre III ont leur corollaire : le rejet absolu du principe démocratique et de l’athéisme de l’Occident. Car pour le tsar, un état athée n’est qu’une utopie et l’athéisme est sa négation pure et simple, car le droit ne se fonde que sur la force spirituelle de la religion.

Et pourtant Alexandre III s’apprête à unir son pays avec une France dont son ami intime Pobiedonostsev (à qui il a confié l’éducation du futur Nicolas II) lui dit qu’elle est un exemple frappant de la démoralisation et de cet affaiblissement qu’il rejette.

Comment en est-on arrivé à ce moment étonnant et solennel ?

C’est toute l’histoire de ce traité franco-russe et de l’encre de sa signature qui, bien au-delà de la séquence des évènements et des épisodes quelquefois pittoresques de cette négociation, dessine un trait qui va courir pendant 21 ans jusqu’à ce jour terrible d’août 1914 où notre vieille Europe, toute entière, va s’embraser et embraser le monde. Et ce, bien au-delà des quatre années de carnage de la Grande Guerre.

Dans son bureau, le tsar Alexandre III s’est redressé et, après une dernière et attentive lecture de ce document, il a fait lentement un signe de croix en murmurant très distinctement les paroles suivantes :

« Que Dieu arrête ma main si, contre l’évidence de la raison, cette alliance devait être funeste à la Russie »

La signature de cette convention militaire est la conclusion d’un véritable parcours d’obstacles. Il est le fait de quelques hommes tant français que russes qui, avec opiniâtreté, ont su s’opposer et même braver non seulement le statu quo géopolitique, les évènements inattendus ou même leur propre hiérarchie mais aussi, et surtout, quelquefois leurs propres principes ou convictions quand ils venaient à s’opposer au bien de leur patrie.

Deux ou trois hommes illustrent particulièrement cette abnégation et le cours de cette histoire rappellera leur mémoire.

Il a fallu près de dix années pour que cette alliance ose enfin dire son nom. Ce fut en 1897 lors du voyage officiel du président Félix Faure en Russie que le mot fut officiellement prononcé. C’était le point final diplomatique et la conclusion d’une somme incroyable de contacts, de rencontres officieuses ou officielles, de visites discrètes en France ou en Russie, d’épreuves de forces, de brouilles passagères ou d’attentes anxieuses. Tout cela à travers les évènements politiques de l’Europe ou les soubresauts internes des politiques nationales.

Ce qui fit dire au général de Boisdeffre, pièce maîtresse de ce marathon, « que tout n’était pas rose dans le métier de négociateur… ».

Depuis 1871, la France se trouve dans un isolement diplomatique et militaire total qui est le fait du chancelier allemand Bismarck. Un isolement qui va être aggravé par l’alliance des trois empereurs, par la Triplice et même par un rapprochement des chers amis anglais avec l’Autriche et l’Italie. L’historien Jacques Bardoux peut écrire que « jamais la France et sa sécurité ne furent plus menacées et son existence plus précaire ».

Ce constat inquiétant sera le ferment des premiers contacts entre les deux pays au travers de quelques hommes, français ou russes. Une véritable gageure dans ces années du triomphe absolu de Bismarck.

Qu’on en juge par ces quelques mots de l’ambassadeur de France à Moscou Melchior de Vogüé, marié à une Russe et qui fit connaître dans notre pays Dostoïevski et le roman russe. Il déclarait en effet (dans une lettre privée, s’entend…) que la politique européenne était « une troïka avec Bismarck en trotteur et la Russie et l’Autriche en fous à ses côtés, réglée par son pas ». De plus, le ministre des Affaires étrangères du tsar est monsieur de Giers qui est, à l’époque, un chaud partisan de l’alliance avec l’Allemagne comme d’ailleurs tout le cabinet de Saint-Pétersbourg. Alexandre III a même sur son bureau un rapport de Tchévérine, chef de sa police politique, où il était écrit que « la France est un cadavre en décomposition et qu’elle finirait comme la Pologne » et de l’autre côté le président de la République française Jules Grévy déclarait à l’ambassadeur d’Allemagne que jamais la France ne se laisserait entraîner dans une alliance avec la Russie. Une France, de plus, secouée par la crise boulangiste et le scandale de Panama et dans laquelle seuls deux hommes politiques se sont prononcés pour un rapprochement avec la Russie : Paul Déroulède et le général Boulanger. Et sans parler de l’affaire Schnaebelé, du nom de ce commissaire de police français enlevé par les services secrets allemands, qui avait failli précipiter notre pays dans une nouvelle guerre avec l’Allemagne.

Ces quelques faits montrent à l’évidence qu’un rapprochement franco-russe ne pouvait faire partie des éventualités les plus probables.

D’un côté un gouvernement républicain violemment antichrétien (exil forcé du prétendant, expulsion des congrégations en 1880) et de l’autre un empire déjà engagé dans une entente avec l’Allemagne et l’Autriche et un empire dont le tsar observait une politique contraire à ses convictions et menée par des hommes dont Barbey d’Aurevilly disait « qu’ils craignaient en fait plus une armée chouanne que l’armée prussienne ».

Un coup de théâtre va renverser ce bel édifice 20 ans après notre défaite de 1870.

Le 17 mars 1890, le jeune empereur Guillaume congédie le chancelier Bismarck et va ensuite refuser de renouveler le traité avec la Russie. La situation de cette dernière se trouve radicalement changée puisqu’elle est isolée en Europe face à la Triplice et à l’Angleterre.

En France, le président concussionnaire Grévy a été remplacé à la présidence de la république par Carnot qui a nommé président du conseil de Freycinet, rescapé de justesse du scandale de Panama. L’armée française est commandée par deux hommes de tradition les généraux de Miribel et son adjoint de Boisdeffre. Ces deux hommes ont conçu dans le plus grand secret un nouveau plan de mobilisation afin de reconstituer la puissance militaire de la France.

Alexandre III a compris que la France ne doit pas être écrasée une seconde fois, mais répugne toujours à se résoudre à un accord avec un régime républicain. Les premiers contacts informels, discrets pour ne pas dire secrets font sourire les Allemands et, dans leurs caricatures, font dire à la jeune fille russe à son prétendant français : « Un petit baiser, mon trésor, pourquoi pas ? Mais un mariage jamais ! ».

D’un autre côté, le cabotinage insupportable de Guillaume II exaspère le tsar d’autant que Willy (petit nom de l’empereur prussien) s’est carrément invité aux grandes manœuvres de l’armée russe. Alexandre III, malicieusement, y invite le général de Boisdeffre qu’il fera même défiler dans la délégation russe !

Ces manœuvres sont l’occasion d’entretiens entre le général de Boisdeffre et son homologue russe Obroutchev. Les deux hommes sont des amis intimes depuis quelques années. Obroutchev dira un jour que, si sa femme française lui a fait aimer la France, c’est son ami Boisdeffre qui l’a attaché à l’armée française (…)

Patrice SAGE