Début novembre, Éric Zemmour caracolait devant Marine Le Pen dans les sondages. Depuis la mi-novembre, la tendance semble s’être inversée. Du moins, c’est ce que claironnent les media. Cela étant, il semble bien que la pré-campagne d’Éric Zemmour, au moment où nous bouclons, souffre d’un certain essoufflement. Comme si Zemmour, parti en fanfare au mois de septembre, avait du mal à garder le rythme médiatique effréné d’abord imposé par lui.
Après les unes à charge, voici les livres à charge. En tête de gondole, Le Radicalisé (éd. du Seuil, 2021), signé par Étienne Girard, rédacteur en chef du service société de L’Express. Ouvrage dont on pouvait lire les bonnes feuilles dans le n° 3669 de cet hebdomadaire (semaine du 28 octobre au 3 novembre). Quel est le propos du livre ? Derrière la reconstitution du parcours personnel et professionnel de l’intéressé, qui se laisse lire et apporte des éclairages supplémentaires sur les réseaux du nouveau venu dans la cour des grands, il faut bien voir qu’il s’agit avant tout de faire peur à la bourgeoisie libérale, en présentant Zemmour comme le complice intéressé, sinon l’otage consentant, de l’extrême droite (au choix) catholique, intégriste, royaliste, nationaliste, identitaire, antisémite.
Pour preuve, « l’excursion » de l’intéressé « dans une des places fortes de la France “catho tradi” », à savoir la librairie Dobrée. C’était le 10 décembre 2014. Éric Zemmour était venu dédicacer Le Suicide français, en présence de François-Xavier d’Hautefeuille, directeur des « éditions Diffusion de la pensée française, mieux connues sous le nom de Chiré ». Prévisible en diable, Girard donne ici la parole au « chercheur Jean-Yves Camus », spécialiste des fiches de police : Chiré est « le plus important diffuseur par correspondance d’extrême droite en Europe » (page 159). « La plupart des livres de Robert Faurisson », « ceux de Pierre Pascal, inspecteur général à la radio du gouvernement de Vichy, ou encore, pour 8 euros, Les Juifs maîtres du monde, un recueil de textes commenté[s] par l’essayiste Léon de Poncins, dont la couverture montre un homme au nez crochu […] les pamphlets de Kontre Kulture, la maison d’édition d’Alain Soral, condamné pour antisémitisme, ou encore divers ouvrages d’Adolf Hitler, dont Mein Kampf, sans notes critiques de bas de pages » (page 160).
Bref, à en croire cet inventaire ô combien éclectique, Chiré diffuserait en tout et pour tout de la littérature néo-nazie. Si son auteur était un tant soit peu honnête, il faudrait lui faire parvenir notre catalogue ou l’inviter à arpenter nos rayons, mais tout donne à penser que cela ne servirait à rien ! Est-ce la mauvaise foi ou l’inculture crasse qui l’empêche de préciser que l’édition de Mein Kampf en question est celle des Nouvelles Éditions latines, sortie en 1934, assortie d’un avertissement du maréchal Lyautey, et destinée à déciller les yeux des Français ignorant des vues hégémoniques et francophobes du sieur Hitler ? Pourquoi le même Girard ne précise-t-il pas également à ses lecteurs que Léon de Poncins fut non seulement l’adversaire résolu de la subversion judéo-maçonnique, mais un résistant, membre du fameux réseau Jade Amicol ? Ce qui lui valut d’être acquitté par les épurateurs de la Libération. Sans doute que l’idée même qu’on puisse être à la fois membre de la Résistance et « antisémite » dépasse trop largement ce que sont à même d’admettre et de concevoir un honorable correspondant de la police de la pensée et ses lecteurs généralement assommés par le bourrage de crâne ordinaire consacré aux « heures-les-plus-sombres ».
Il faut dire, à la lecture de l’ouvrage de Girard, que l’exactitude et la nuance ne sont apparemment pas son fort. On y apprend par exemple en page 10 que la famille de Castries, anoblie en 1487, appartient à la noblesse d’Empire ! Que Philippe de Villiers a été un « député européen d’extrême droite », ce qui correspond à une définition pour le moins extensive de cette dernière (page 27). Que Guillaume de Thieulloy est un « magnat de la presse catholique intégriste » (page 34). Que les « principes de la Cinquième République » seraient entre autres : le « droit du sol », le « regroupement familial », « la double nationalité » et le « droit d’asile sous sa forme actuelle » (page 46) : De Gaulle et Michel Debré ont dû accoucher de tout cela à l’insu de leur plein gré ! On apprend également que la présente politique sanitaire relève seulement de l’ « incitation à la vaccination » (page 50). Que Valéry Giscard d’Estaing, passé directement de Louis le Grand à Polytechnique puis à l’ENA, a été élève à Sciences Po Paris (page 68) ! Que Christian Jacob, fils de paysans, est un « rejeton de la bourgeoisie » (page 72). Que le CNIP, l’un des plus vieux partis de France (le parti du président Coty et d’Antoine Pinay) serait en tout et pour tout « un petit parti allié du MPF dans certaines régions » (page 131). Que la mondialisation « n’affecte pas [le] niveau de vie » de la bourgeoisie (page 133) – ce qui, vu des seuls bureaux parisiens de L’Express est peut-être exact. Que la « thèse » selon laquelle Vichy aurait voulu et serait en partie parvenu à « sauver les vieux Israélites français » en livrant aux Allemands les Juifs étrangers et apatrides serait l’apanage des « milieux catholiques traditionalistes et nationalistes » (page 157) alors qu’elle fut constamment défendue par des historiens juifs : aujourd’hui le rabbin Alain Michel [1], hier les célèbres Léon Poliakov et Raul Hilberg.
Zemmour a osé révéler au grand public les conclusions des travaux d’Alain Michel. La chose ne lui sera pas pardonnée. Comme aurait dit le poète, « il doit être exécuté ».
Vincent CHABROL
[1] – Vichy et la Shoah, enquête sur le paradoxe français, éd. Elkana, 2014.