Marché agricole = paria

Le marché agricole vu par les Suisses. N’oublions pas que ce que nous avons dans nos assiettes, c’est un homme qui nous le fournit. Achetez à LA FERME !!! Parce qu’il y a longtemps que Leclerc, Inter et autres « Super » ont aveuglé toute une génération sur le « bien-fondé » (c’est-à-dire « fondé sur de bonnes bases réelles) de la nourriture fast-food ! Il sont des « super », oui, mais des « super-meurtiers » indirectement. Notre ami Jean-Clair DAVESNES, avait prévenu : « En se transformant en exploitants agricoles dépendant des banques et de l’industrie, les paysans français se sont suicidés. » dans L´agriculture assassinée

Lu dans La Nation :

Le paysan, paria de la modernité

En février dernier, un rapport de l’« Observatoire du suicide» nous apprenait qu’en France, c’est chez les agriculteurs que le taux de suicide est le plus élevé.

jlywjc31ksdp5ez5d-5sqtl72ejkfbmt4t8yenimkbvvk0ktmf0xjctabnaljim9Ces derniers mois, deux cas ont tou­ché le Canton. La presse en a beaucoup parlé, évoquant notamment le poids écrasant de la gestion d’un domaine, la modestie des revenus, les investisse­ments considérables que demande la moindre modernisation, les chicanes et paperasseries administratives quo­tidiennes, l’indifférence des politiciens de droite et de gauche, la difficulté, en­fin, de trouver une femme qui accepte de partager ces charges. Ajoutons en­core ce fait que le paysan n’est plus re­connu dans sa vocation première, qui est de nourrir la population. On com­prend que cela engendre chez certains le sentiment de ne pas avoir leur place dans la société moderne. Les plus char­gés ou les plus fragiles en tirent une conclusion désespérée.

Aux yeux d’un financier néo-libéral, la production agricole suisse est un non-sens. Les domaines sont trop petits pour être rentables et — si l’on examine la situation tout aussi précaire des paysans français ou américains — le resteraient même fusionnés par trois ou quatre. La géographie suisse est acci­dentée voire escarpée. La météo est in­certaine. Malgré des revenus agricoles minimaux, les prix sont prohibitifs en comparaison de ceux du tiers-monde. Du pur point de vue du marché, l’agri­culture suisse comme source d’appro­visionnement alimentaire principale n’a pas d’avenir. Elle ne devrait même pas avoir de passé.

lh25_ch_eggiwil_d2Le marché agricole international est le plus faussé qui soit. D’un côté, le gouvernement, tenu par ses engage­ments internationaux, prive ses paysans de la protection des frontières au nom du marché libre. Mais en même temps, un reste d’instinct de conservation lui rap­pelle qu’une défense nationale n’a pas de sens sans autono­mie alimentaire. Dès lors, et contraire­ment aux lois les plus élémentaires du marché, notre gouvernement, comme tous les gouvernements du monde, sou­tient artificiellement son agriculture par des paiements directs.

Cette pratique schizophrénique se fait largement sur le dos de la paysan­nerie, que l’on condamne à une agonie interminable, prolongée par des sou­tiens humiliants, qui ne seraient pas nécessaires si les Suisses payaient leurs aliments à un juste prix. En ce qui concerne l’internationali­sation des échanges, les socialistes sont au fond d’accord avec les néo-libéraux, même si leurs motifs sont moraux plutôt qu’économiques : il faut s’ouvrir, être solidaire, ne pas se replier sur soi-même. La seule prétention à l’au­tonomie alimentaire, qui se réfère im­plicitement à une guerre future, révèle un égoïsme et un pessimisme inconci­liables avec les idéaux de la gauche.

topelementIl y a aussi comme une incompatibili­té fondamentale entre la gauche, toutes tendances confondues, et la paysan­nerie. Le paysan est un propriétaire et un patron. Il est dynastique, s’inscrivant dans la continuité d’une lignée. Il « gouverne » son domaine. En un mot, il est, fondamentalement, conservateur. Même son ouverture aux nouveautés techniques n’a d’autre but que de pérenniser son exploitation. Chacun de ces motifs suffit à le rendre suspect aux yeux de la gauche, qui étend et détaille continuellement les lois sur l’aménagement du territoire et la pro­tection de la nature, entre mille autres. Cela touche beaucoup de monde, certes, mais tout particulièrement le paysan.

Philosophiquement, le paysan a le grand tort d’incarner quotidiennement la soumission de l’homme aux volon­tés du ciel et de la terre, malgré la mé­canique, la chimie, la biologie, les or­ganismes génétiquement modifiés et l’informatique. Il a l’audace de rappeler les limites de la volonté humaine à une société qui, de la droite à la gauche, vit dans l’obsession de la maîtrise totale. Et cette évidence-là, on ne l’accepte plus.

indexLa tendance étatiste s’est encore dé­cuplée sous la pression des écologistes. Ceux-ci s’inquiètent pour l’avenir de la planète, alarmés par le réchauffement des mers et les dérèglements climatiques, l’explosion démographique, les risques du nucléaire militaire et civil, la dispari­tion continue de toutes sortes d’espèces animales. Ils veulent à tout prix bloquer l’évolution technicienne du monde et s’arc-boutent sur les freins. Sur le plan politique, la contrainte des lois leur semble seule à même de répondre à l’ampleur des problèmes et à l’urgence dramatique de la situation. Aussi ne se soucient-ils guère des dommages colla­téraux causés à la liberté individuelle et à la propriété, fût-elle familiale et non spéculative. Ils rejoignent les socialistes dans la confiance aveugle que ceux-ci vouent aux lois et à l’administration.

45bf7076-195b-11e4-9c88-1cf3650bdf92 Ils refusent de voir que l’idée la plus excellente —sans parler des mauvaises — change complètement de nature quand on la transforme en articles constitutionnels, lois, ordonnances et règlements d’appli­cation. L’idée vivante se dégrade en une procédure morte qui se décompose dans les canaux de la bureaucratie, détachée de sa finalité, fonctionnant pour elle-même, échappant au contrôle des poli­tiques, incapable de se réformer jamais.

L’idée, sans doute jamais formulée, mais sous-jacente à cette évolution, est que le paysan doit cesser de vouloir nous nourrir, puisqu’on trouvera toujours de la nourriture moins chère ailleurs dans le monde ! Qu’il se contente d’entre­tenir le paysage ! Un statut analogue à celui d’employé des parcs et jardins lui conviendrait très bien.

Le suicide des agriculteurs est un avertissement. Il préfigure celui d’une modernité qui vit et croît dans un monde hors-sol et rejette ceux qui ne veulent pas l’y rejoindre.

Olivier Delacrétaz

La Nation, n°2059, 9 décembre 2016

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