L’ombre grandissante du shadow banking

L’ampleur du shadow banking, révélée par un récent rapport du Conseil de stabilité financière, s’accroît et inquiète.

Lu pour vous dans L’Action Française 2000

Depuis la crise financière de 2008, le système financier fait l’objet de normes et de contrôles démultipliés. Pour les banques, c’est principalement le renforcement des exigences en fonds propres, c’est-à-dire, pour simplifier, le ratio entre les capitaux propres de la banque et le montant des crédits accordés aux différents agents économiques. Mais la finance, ce n’est pas seulement les banques. C’est aussi une myriade de sociétés et institutions formant un «système financier parallèle» plus communément dénommé «shadow banking», dont le poids et l’influence n’ont cessé de croître depuis son apparition, et avec eux le risque systémique de crises de grande ampleur, telle que la crise des subprimes. La responsabilité du shadow banking dans cette crise n’est pas exclusive mais sa contribution est incontestable. C’est en partie ce qui a présidé à la création du Conseil de stabilité financière dont l’un des rôles, en tant que « dispositif d’alerte précoce pour toutes les futures crises financières », est précisément de surveiller et quantifier le shadow banking, en vue d’une éventuelle régulation.

Le shadow banking désigne l’ensemble des institutions non bancaires qui exercent une activité de financement. Celles-ci échappent à la régulation applicable au secteur, sans être intégralement exemptes de règles ni de contrôle contrairement à ce que certains journalistes peuvent écrire abusivement. Parmi les acteurs de ce système, on trouve notamment les fonds de pension, les fonds de private equity (capital-investissement), les hedge funds (fonds alternatifs), les véhicules de titrisation, etc. Dans son étude, le Conseil de stabilité financière dresse un tableau quantitatif sidérant dont nous limiterons le commentaire à quelques chiffres circonstanciés. Les montants identifiés, c’est-à-dire ceux que les États ont consenti à fournir (le Luxembourg a refusé de participer à l’étude qui porte sur 80 % du PIB mondial), portent à 92 000 milliards de dollars le poids du shadow banking dans le monde, c’est-à-dire 150 % du PIB mondial. Si les États-Unis sont parmi les plus importants représentants avec 26 000 milliards, c’est l’Europe (hors Grande-Bretagne et Luxembourg donc) qui tient le haut du pavé avec 30 000 milliards ; le Royaume-Uni et la Chine sont loin derrière avec 8 000 milliards chacun. Au-delà du volume, c’est la croissance de ce secteur qui frappe (+4,3 % en 2015 pour un doublement de volume ces dix dernières années), même si elle doit être nuancée par la contribution d’États ayant auparavant refusé de communiquer leurs chiffres (les îles Caïman par exemple).

À eux seuls, ces chiffres font peur, même s’ils participent à la vivacité de l’économie et, dans une certaine mesure, à sa stabilité. C’est tout le paradoxe du shadow banking, vecteur massif de financement de l’économie réelle, en parallèle des banques qui le font insuffisamment et pas assez bien (la finance participative relève, par exemple, de cette classification). Il présente aussi l’ avantage d’isoler le risque pris par les investisseurs qui subiront seuls (directement du moins) les éventuelles pertes liées aux investissements réalisés pour leur compte, sans menacer les dépôts des particuliers comme c’est le cas des banques qui combinent activités dites de détail et activités d’investissement. Mais nous savons aussi que tout est lié dans notre monde, et l’interdépendance avec le secteur bancaire traditionnel est une cause d’inquiétude majeure. L’activité des acteurs du shadow banking n’est en effet pas systématiquement à haut risque. Les fonds monétaires, par exemple, font partie de cette nébuleuse, tout en étant parmi les actifs les moins risqués du marché.

D’autres activités, en revanche, comportent un risque intrinsèque élevé. C’est le cas de certains fonds alternatifs ou de private equity dont la contrepartie du rendement espéré est évidemment un risque plus grand. Par ailleurs, à l’instar du système bancaire, le shadow banking est aussi et surtout exposé au risque de liquidité, qui se traduit par les conséquences du retrait massif des liquidités investies, et qui obligerait à des cessions d’actifs rapides et volumineuses, entraînant le système tout entier dans sa chute. À ces risques s’ajoutent ceux du recours à l’effet de levier, sans lequel ces fonds d’investissement n’existeraient pas, qui permet de démultiplier la rentabilité des capitaux investis. Or c’est bien le financement bancaire qui assure cet effet de levier, et ainsi le lien entre les deux faces du monde bancaire. Enfin, les immenses ressources financières dont ce secteur dispose et son caractère souvent opportuniste favorisent l’émergence et le gonflement de bulles spéculatives, véritables crises en puissance.

Le shadow banking recouvre toutefois bien trop de réalités différentes pour être analysé comme un tout et fait trop partie du système financier pour être traité séparément du système bancaire traditionnel. Les médias ont voulu en parler mais sans vraiment savoir qu’en dire, si ce n’est pour s’émouvoir de l’ ampleur du phénomène, de sa croissance et de ses ramifications dans certains pays, singulièrement la Chine. Ces réactions sont d’ailleurs légitimes, puisque le poids du shadow banking constitue en lui-même un risque de démultiplication et de contamination des troubles que pourrait connaître le système financier. Mais elles paraissent bien futiles face aux enjeux que l’étude du shadow banking permet de mieux appréhender sans qu’ils se limitent à cette seule composante : le système financier est un bloc, mais un bloc complexe et aujourd’hui vital pour l’économie, ce qui rend sa transformation difficile. C’est pourtant ce qui est en jeu si les pouvoirs politiques souhaitent s’armer efficacement et durablement contre les crises.

Pierre Marchand

L’Action Française 2000 n° 2956 — Du 1er au 14 juin 2017

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