Lectures Françaises

Réinformation, analyse et décryptage de l'actualité

Les « gilets jaunes » au crible d’Augustin Cochin

BySerge Iciar

Jan 23, 2019

Les « gilets jaunes » au crible d’Augustin Cochin [1]

« La principale originalité d’Augustin Cochin (est d’) avoir tenté de comprendre le processus révolutionnaire en adoptant une démarche sociologique, en s’appuyant rigoureusement sur des sources sûres, tirées directement des archives qu’il dépouillait avec ses techniques d’archiviste-paléographe acquises à l’École des chartes.

« Pour lui, les événements ne s’expliquent pas par les intentions ou les représentations des acteurs ; ceux-ci sont d’ailleurs dépassés par les bouleversements qu’ils vivent et accompagnent tant bien que mal, au risque d’être broyés par eux . C’est pourquoi il refuse non seulement le complotisme de l’abbé Barruel [2] avec sa « conspiration de mélodrame », mais aussi la démarche trop psychologisante d’un Taine, ou le « mysticisme du Peuple » à la Michelet.

« Les « sociétés », selon l’expression alors usitée, prennent diverses formes : sociétés littéraires, académies, sociétés d’agriculture, et, de plus en plus nombreuses, les loges maçonniques. Autant de lieux où l’on refait le monde en chambre avant de refaire la société « pour de vrai » [3].

Cette démarche sociologique est-elle simplement théorique, ou offre-t-elle une grille d’analyse expérimentale applicable à tous les mouvements révolutionnaires ou pseudo-révolutionnaire comme celui des « gilets jaunes » ? Les barrages de nos GJ, puis leurs « Assemblées Générales » n’ont-ils pas constitué autant de sociétés de pensée ?

Le but des sociétés de pensée n’est pas d’agir (au sens politique du terme : conquête, exercice et conservation du pouvoir), ou de représenter des intérêts (ceux des GJ ont été qualifiés de  « polymorphes » et « polyphoniques » par Gilles-William Goldnadel, ce qui me paraît bien défini) mais de dégager par la discussion un consensus, une « opinion sociale », base de la volonté générale – le référendum d’initiative citoyenne (RIC), à moins qu’il ne soit d’initiative populaire (RIP !) – est ainsi devenu leur plus petit commun dénominateur mais pour demander quoi et pour quoi faire ? Qu’importe : « Cette « vérité socialisée », explique Cochin, est la matrice d’un régime de démocratie pure ou directe (non représentative), où la volonté de la collectivité fait loi à tout instant. Or la démocratie est toujours le règne d’une minorité » [4].

Les jours et les semaines prochaines montreront probablement comment le système va s’efforcer à canaliser sa prétendue spontanéité en l’enfermant dans des structures et méthodes qui correspondent exactement à celles de la « Machine » décrite par Augustin Cochin.

Tout d’abord, les GJ qui ont réfuté tout corps intermédiaire entre eux (atomisés jusqu’à l’individualité) et l’État – pas de syndicats, pas de partis politiques, pas de représentants mais des délégués – se sont trouvés livrés à eux-mêmes et sont entrés dans le jeu des révolutionnaires patentés qui ont immédiatement pratiqué les méthodes trotskistes de l’entrisme et du terrorisme. La « Machine » a continué sa route avec la réunion des « Assemblées générales » et la rédaction de « Cahiers de doléances ». Cependant, au sein des AG, les courants pratiquent ces « techniques de triage qui débouchent sur l’élimination des gêneurs… Personne n’est protégé : les manipulateurs sont des manipulés, et se succèdent rapidement. Une fois lancée, la Machine ne cesse de tout écraser sur son passage, par une logique qui tend implacablement à l’extension du contrôle social et à la radicalisation du mouvement [5] [6]. Les complices d’hier deviennent des ennemis à abattre » [7]. C’est ainsi que, quelques fois menacés de mort, les « représentants-délégués » historiques qui ont été tentés par les propositions de dialogue du gouvernement ont été progressivement évincés [8] et remplacés par des individus sortis on ne sait d’où et qui, poussés dans leur dernier retranchement, affirment qu’ils ne parlent pas au nom des GJ mais en leur nom personnel sans que les journalistes des chaînes d’information continue ne se posent la question de l’intérêt et de la légitimité de leur offrir leur tribune nationale.

A l’opposé le pouvoir tente de récupérer le mouvement dans le « grand débat » annoncé par Emmanuel Macron.

Mise en place de nouvelles « sociétés de pensée » où les plus habiles, les mieux formés, les plus disponibles (les tireurs de ficelle comme les appelle Augustin Cochin) mais aussi les « modérateurs » désignés reformuleront les revendications selon les techniques bien connues par les spécialistes en communication. Ces débats conduiront à des synthèses tendant vers un modèle unique, non pas selon les volontés des protagonistes, mais toujours selon cette logique interne.

La grille d’analyse d’Augustin Cochin permet donc bien de comprendre mais aussi de prévoir l’évolution de ce mouvement.

Cette détermination sociale ou sociologique permettra évidemment dans quelques temps aux observateurs d’y voir une main cachée, une volonté. Ce complotisme a d’ailleurs commencé à se manifester dans les média :

« Dans ce mouvement informel, gazeux – moi je le pense depuis le début – il y a une organisation souterraine, cachée, il y a des tireurs de ficelles, des gens beaucoup plus politisés et politiciens qu’on ne le croit, et qui apparaissent aujourd’hui… Aujourd’hui, non seulement on commence à donner des visages au mouvement, mais aussi un mot d’ordre unificateur : le fameux référendum d’initiative citoyenne qui recouvre tout »

déclare Jean-Michel Apathie sur Europe 1.

Grille donc parfaitement vérifiée après trois semaines de « chienlit ». Les représentants, pardon les délégués, se dénigrent mutuellement. Viendront les opportunistes qui renifleront l’odeur de la bonne soupe dans les ors de la République où l’on saura les caresser dans le sens du poil.

Bien malin qui peut dire aujourd’hui qui sortira vainqueur de ce jeu. Mais, n’en doutons pas, le « système », la « Machine », préoccupée par les sondages qui mettent en avant le renforcement du Rassemblement National mettra en place les mécanismes correcteurs. Déjà LREM soutient l’émergence d’une liste GJ aux prochaines élections européennes pour mordre sur l’électorat du RN et de La France Insoumise et placer Emmanuel Macron, si ce n’est en tête d’un premier tour présidentiel, au moins à la deuxième position qui lui assurerait la victoire face au parti de Mme Le Pen au nom des « valeurs républicaines ».

Mais de complot nenni. Tout juste des manœuvres opportunistes pour « surfer » sur une ou des vagues qu’aucun protagoniste n’a créée ni ne maîtrise réellement. Et des analystes viendront doctement commenter les résultats qu’ils prétendront bien évidemment avoir prévus dès le début.

« La lecture de Cochin est riche d’enseignements, même pour le lecteur qui ne s’intéresse pas particulièrement au siècle des Lumières, précisément parce qu’elle met à nu les rouages de nos régimes dits démocratiques, et les techniques de manipulation de l’opinion et d’asservissement du nombre par les appareils…Bien des leçons seraient encore à tirer des travaux de Cochin, hélas interrompus par sa mort héroïque en juillet 1916 dans la Somme » [9].

Serge ICIAR

Extrait du numéro 741 (janvier 2019) – Voir le sommaire

S’abonner à la revue.

 

[1] – Augustin Cochin est un historien et sociologue français, né le 22 décembre 1876 à Paris VIIe et mort à Hardecourt-aux-Bois, le 8 juillet 1916. « Mort pour la France » au cours de la bataille de la Somme (d’après Wikipédia). François Furet, dans Penser la Révolution française, écrit : « Tocqueville et Cochin sont les seuls historiens à proposer une conceptualisation rigoureuse de la Révolution française ».

[2] – Voir ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (Éditions de Chiré).

[3] – Cet article s’appuie sur l’édition, de l’œuvre d’Augustin Cochin dont les textes ont été réunis, présentés et annotés par Denis Sureau aux éditions Tallandier sous le titre de La Machine révolutionnaire. La préface de Patrice Gueniffey et l’introduction de Denis Sureau la complète de façon remarquable. Le lecteur pourra en trouver une synthèse sur le site : https://philitt.fr/2018/05/24/denis-sureau-augustin-cochin-met-a-nu-les-rouages-de-nos-regimes-dits-democratiques/.

[4]Ibid.

[5] – Christophe Chalençon, « délégué » des GJ du Vaucluse, a publié le 23 décembre sur son compte Facebook une vidéo intitulée «Le chaos annoncé», où il évoque une «guerre civile inévitable» et en appelle au général de Villiers.

[6] – « Que trouve-t-on dans les gilets jaunes ? Essentiellement, une population sans repère et désespérée emportée par les extrémistes de tout bord. Là est le vrai danger, car ce peuple en colère est prêt à tous les excès ». Communiqué du 7 décembre dernier diffusé par le Grand Orient de France et signé par Jean-Philippe Hubsch, cité par https://www.lelibrepenseur.org/un-communique-du-grand-maitre-du-grand-orient-de-france/.

[7] – Cf. note 3.

[8] – Priscillia Ludosky, Jacline Mouraud…

[9] – D. Sureau, présentation de La Machine révolutionnaire d’A. Cochin, op. cit.

Les « gilets jaunes » au crible d’Augustin Cochin
Psychologie des foules
Les « gilets jaunes » au crible d’Augustin Cochin
Réflexions sur la violence
Les « gilets jaunes » au crible d’Augustin Cochin
Demain la dictature

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.