Léon XIII : un pape pour le moins controversé. Cependant, saint Thomas nous apprend que l’on acquiert la prudence par l’écoute des anciens, la connaissance et l’expérience. Sous Léon XIII, on a vu ce que donnait la Révolution à la main ecclésiastique qui se tend vers elle par la diplomatie : un coup de machette ! N’est-il pas temps que les catholiques et ceux qui se prétendent tels comprennent qu’il y a deux mondes, deux réalités, deux armées ? Le monde libéral et le monde catholique, la corruption de la doctrine et la Tradition, le Bien et le mal. Vouloir concilier les deux, c’est de la schizophrénie intellectuelle (par idéalisme, naïveté, pusillanimité, ignorance, obstination). Si chaque catholique avait l’honnêteté et la cohérence d’appartenir à la congrégation qu’il reflète, on y verrait beaucoup plus clair après le passage de Léon XIII sur la Terre. Mais laissons la parole à Roberto de Mattei.
Lu pour vous dans « Présent » :
Le ralliement de Léon XIII
Entretien avec Roberto de Mattei
Historien, professeur à l’université européenne de Rome, Roberto de Mattei est l’auteur de plusieurs ouvrages majeurs permettant de comprendre la crise de l’Église. Fondateur de la Fondation Lépante, il a été le vice-président du CNR, l’équivalent italien du CNRS. Dans la lignée de ses livres Vatican II — Une histoire à écrire (2010, traduit en français en 2013), et Apologie de la Tradition (2015), il vient de publier aux éditions du Cerf Le ralliement de Léon XIII, l’échec d’un projet pastoral.
– Pouvez-vous rappeler le contexte historique de l’élection de Léon XIII ? Léon XIII fut élu pape à la mort de Pie IX, en 1878. Quelques années auparavant, le 20 septembre 1870, l’armée italienne avait envahi la ville de Rome et le pape avait perdu les États Pontificaux. Léon XIII, dès le début de son pontificat, ne cessa de protester contre cette usurpation et se proposa de récupérer le domaine temporel du pape. Il était convaincu que la perte des États pontificaux était survenue notamment du fait de l’incapacité politique de Pie IX et de son secrétaire d’État Antonelli et que lui-même, faisant meilleur usage des armes de la politique et de la diplomatie, réussirait à les récupérer.
– Pour quelles raisons Léon XIII a-t-il demandé aux catholiques de France de se rallier à la IIIe République française, régime qui a prouvé son anti-christianisme à la Révolution dite française et lors de l’unité italienne sous Garibaldi ? Pour réaliser le projet politique de reconquête des États pontificaux, Léon XIII avait besoin d’alliances internationales. Il avait pensé dans un premier temps à l’Allemagne de Bismarck, puis, en particulier après la nomination du cardinal Mariano Rampolla del Tindaro comme secrétaire d’État, il avait compté sur une alliance avec la Troisième République française, pour la pousser à une guerre contre l’Italie. Cette guerre, dans les plans du Saint-Siège, aurait provoqué le démembrement de l’Etat unitaire, la chute de la monarchie de Savoie, l’instauration d’une République et la récupération des États Pontificaux. Mais ce plan était absolument irréaliste et voué à l’échec ; Pie IX, qui ne voyait pas les choses du point de vue politique, mais surnaturel, se révéla meilleur politique que Léon XIII.
– Comment expliquer le décalage manifeste entre les écrits de Léon XIII, fustigeant la modernité et la maçonnerie à l’instar des encycliques Libertas Prestantissimum ou encore Humanum Genus, et sa volonté de s’allier à la République française, justement d’essence maçonnique ? La limite majeure du pontificat de Léon XIII est précisément là : la contradiction qui existe entre sa doctrine, exprimée au travers des encycliques comme Libertas et Immortale Dei, ou comme Humanum genus et Inimica vis contre la Franc-Maçonnerie, et sa politique de ralliement avec la Troisième République française, maçonnique et antichrétienne. Je crois qu’à l’origine de cette contradiction, il y avait un esprit libéral —je souligne esprit, non doctrine — enclin à résoudre les problèmes posés par la modernité au travers de la politique du compromis et de la main tendue, plutôt que par la lutte ouverte contre l’ennemi.
– Pourquoi Léon XIII est-il resté insensible aux interrogations et protestations des catholiques français, attachés à la monarchie et pressentant à juste titre (expulsions des congrégations, loi Combes…) l’échec pastoral de la position du pape ? Léon XIII était convaincu que la responsabilité de l’anticléricalisme de la Troisième République incombait principalement aux catholiques qui, dans une large majorité, étaient monarchistes et combattaient les institutions républicaines. L’anti-cléricalisme, pour lui, était la réponse à cette attitude d’hostilité à la République. Le pape était convaincu que si les catholiques avaient exprimé leur soutien au régime républicain, les autorités politiques auraient abandonné leur comportement agressif à l’égard des catholiques. Mais en réalité ce fut tout le contraire. Les catholiques cessèrent d’attaquer la République et les républicains intensifièrent leur attaque contre les catholiques.
– En quoi cette alliance contre-nature est-elle un « changement de paradigme pastoral aux conséquences profondes », non seulement pour la France mais pour l’Église tout entière ? Le ralliement ne fut pas seulement un projet politique, mais également un projet pastoral. La pastorale est en principe l’application pratique de la doctrine. Entre doctrine et pastorale, théorie et pratique, il doit y avoir une intime cohérence. Cette cohérence faisait défaut dans le projet pastoral de Léon XIII, qui cherchait un accord sur le plan pratique avec ces mêmes forces et ces mêmes milieux, ennemis de l’Église, qu’il condamnait du point de vue doctrinal. Cette dissociation entre théorie et pratique mène, avec le temps, à affirmer le primat de la pratique et à considérer la doctrine comme insignifiante. C’est ce qui arrive de nos jours, surtout depuis le Concile Vatican II, le premier concile de l’histoire qui a affirmé le primat de la pastorale sur la doctrine.
– Quel lien établissez-vous entre le ralliement et le concile Vatican II ? À mon avis, le Concile Vatican II fut le ralliement de l’Église au monde moderne. Ce ralliement était basé sur un faux postulat historique : celui de l’irréversibilité de la modernité. L’assemblée conciliaire aurait été une occasion extraordinaire de dénoncer prophétiquement la crise du monde moderne, né de la Révolution française, et en particulier la chute imminente du communisme. Mais ce ne fut pas le cas malheureusement. Ne pas condamner le communisme a été l’une des plus graves fautes du Concile Vatican II et la seule voix prophétique qui se leva dans ces années-là fut celle de Soljenitsyne. Mais la thèse de l’irréversibilité du processus révolutionnaire était implicite dans la politique du ralliement de Léon XIII qui, en renonçant à combattre ses ennemis, en acceptait la victoire.
Propos recueillis par Louis Lorphelin
et traduits par Marie Perrin
Présent, samedi 21 mai 2016, n°8612.