Économie et politique, les réponses d’un artisan du bien commun

Économie et politique, les réponses d’un artisan du bien commun

Pour rafraîchir la mémoire de nos lecteurs, pourriez-vous esquisser à grands traits la vie et le parcours de Louis Salleron ?

Je vous avoue que c’est toujours une question qui me fait trembler et que la meilleure réponse serait de renvoyer vos lecteurs au livre Louis Salleron, artisan du bien commun [1]. En effet, la vie de Louis Salleron est d’une telle prodigalité que c’est une véritable gageure de l’emprisonner en quelques lignes !

Né en 1905, Louis Salleron a traversé son siècle, mêlé de très près aux grands défis et interrogations que cette période a soulevés. Dès ses quinze ans, il s’est mis à l’école de Maurras et a côtoyé les milieux de l’Action Française puis du Comte de Paris. Il avait la chance d’être déjà très lié à Dom Aubourg qui le soutenait de sa prière, de son intelligence et de son amitié. La condamnation de l’Action Française par Pie XI a été la première occasion pour lui de réfléchir intensément aux rapports entre l’Église et l’État, à l’obéissance aussi qui est due à l’Église, divine et humaine. C’est précisément ce choc violent qui opéra de terribles dissensions entre les catholiques de France. Tout de suite, Louis Salleron mesura la nécessité d’éclairer les catholiques sur la pente prise par Jacques Maritain, et c’est donc très jeune encore qu’il entreprit une bataille qu’il ne cesserait plus contre le communisme et le socialisme.

Parallèlement à ses débuts dans le journalisme – au sens que ce terme avait encore – (il est notamment rédacteur en chef du Courrier royal) Louis Salleron intègre la société des agriculteurs de France, devient secrétaire général de l’Association générale du Crédit mutuel agricole, le codirecteur de Syndicats paysans. Ces questions de l’agriculture le passionnent et, tout en faisant son mémoire de philosophie sur Pascal, il prépare et publie sa thèse de doctorat : Un régime corporatif pour l’agriculture.

Lorsqu’arrive la guerre, Louis Salleron est marié et père de sept enfants déjà. Deux ans plus tôt, il a fondé l’UNSA (Union nationale des syndicats agricoles) avec Jacques Le Roy Ladurie. Faute de pouvoir servir dans l’armée, il se trouve donc tout naturellement au service de la France dans le domaine de la corporation agricole. Sa tâche est vaste puisqu’elle va de l’organisation pratique et économique de la corporation paysanne à l’enseignement et jusqu’à la remise en valeur du terroir français, pour laquelle il demande la collaboration de grands auteurs : Henri Pourrat, Jean de La Varende, etc. Récusant le tournant que prend le gouvernement de Vichy, s’opposant aussi à l’étatisme qui menace la corporation, Louis Salleron, tout en poursuivant ses services dans l’Armée Secrète, se concentre sur son enseignement à l’Institut catholique de Paris où, depuis 1937, il tient la chaire d’économie politique, poste qu’il tiendra pendant près de vingt ans.

L’après-guerre ne voit pas diminuer son activité. Déjà à cette date, il a signé une grande quantité d’articles et de livres. Il devient rédacteur en chef de Carrefour, de Fédération et continue de collaborer à de nombreux journaux et revues, de publier aussi de nouvelles études. Son travail sur la corporation agricole s’oriente vers la réforme de l’entreprise et la question du patronat ; il participe au Congrès de La Haye en 1948, fonde le CARHEC (Comité pour l’amélioration des relations humaines dans l’économie), le CEPEC (Centre d’études politiques et civiques). Ses occupations sont innombrables durant cette période surtout : j’en passe donc beaucoup. Mais, d’un mot, on pourrait les résumer en une lutte incessante pour reformer une société qui part à vau-l’eau à tous ses étages, pour mettre en garde tous ceux qui se laissent abuser par le communisme qu’il soit présenté par des personnalités politiques, littéraires ou par des clercs (on se souvient de sa lutte contre le mouvement « Pax »), bref, pour la renaissance du christianisme et donc de la France.

1962 : c’est l’ouverture du deuxième concile du Vatican. À la tête de sa nombreuse famille (il a douze enfants), sans cesser de s’intéresser aux questions d’économie politique et de société comme en témoignent ses publications, Louis Salleron, par la force des choses, oriente son combat du côté de la destruction qui s’opère dans les paroisses, dans les diocèses, dans l’Église. Dévoilant les erreurs du Père Teilhard de Chardin, s’insurgeant contre le progressisme qui transforme radicalement le catéchisme et la liturgie, tâchant de faire prendre conscience aux évêques de leur terrible responsabilité, Louis Salleron assure plusieurs chroniques, notamment celle de Carrefour, devenue d’emblée très recherchée, très redoutée aussi de certains : « Le laïc dans l’Église ». Connaissant Madiran depuis longtemps et voyant en lui un homme capable d’une action féconde, il lui lance l’idée d’une revue : ce sera Itinéraires. Pendant des années, il n’aura de cesse de dénoncer les erreurs par lesquels tant sont abusés, de rendre l’espoir à tous ceux qui se sentent écrasés par la grande crise qui secoue l’Église en son humanité. Ce sera son combat jusqu’à ce que, contraint par la vieillesse, il doive s’en écarter. Après avoir perdu sa femme – une sainte, disait Thibon – il s’éteint lui-même le 20 janvier 1992.

Quelle a été la formation de Louis Salleron ? Est-il un parfait disciple de Maurras et de l’Action Française ?

Au sens large, la formation de Louis Salleron a été des plus classiques. Après l’école paroissiale de Sainte-Clotilde, il a rejoint Stanislas. Il garda toujours reconnaissance aux Frères des Écoles chrétiennes de la qualité du niveau qu’ils avaient donné à sa génération grâce à leur exigence. Quant à Stanislas, il en louait la saine ouverture – un risque sans doute, mais qui avait fait ses preuves à en croire les nombreuses vocations qui avaient germé en son sein. Puis des études de Lettres, de philosophie, de droit, suivant le double parcours de la Sorbonne et de l’Institut catholique. Tout cela s’ajoutait à la première fondation : une famille française catholique.

Mais cela n’aurait pas suffi, sans doute, à faire de Louis Salleron ce qu’il a été. À l’origine – tout du moins au début – de sa vie adulte, une double rencontre l’a profondément marqué : celle de l’Ordre bénédictin en l’abbaye de Solesmes alors expatriée à Quarr Abbey ; celle d’un moine, Dom Aubourg [2]. Cette rencontre a été essentielle. L’Ordre bénédictin, c’est une lapalissade, l’a instruit de la Règle bénédictine, du réalisme bénédictin qui est à l’aurore de tout l’Occident chrétien. N’oublions pas que saint Thomas d’Aquin, le Docteur de l’Église, a été élevé chez les bénédictins, et nul doute qu’il y a puisé son profond réalisme qui lui a permis d’appréhender avec une telle justesse et un tel équilibre les « choses de Dieu ». Et puis il y a Dom Aubourg. « On aura tout dit de lui quand on aura dit qu’il était un homme de Dieu » écrit de lui Louis Salleron. Cette amitié qui a jailli sur les rives anglaises en 1920 se poursuivra ici-bas jusqu’à la mort du moine en 1967. Dom Aubourg a été un maître et un ami. Sa puissante intelligence et sa grande bonté s’alliaient à quelque chose de très rare : l’audace de la foi. C’est là que le moine puisait sa grande liberté d’esprit. Ainsi, sans peur et sans reproche, il a su garder le cap au milieu de tous les événements, de toutes les tentatives d’enseignements contradictoires. Le premier, il a tourné son jeune ami vers Maurras qui, étranger aux méandres romantiques, était capable de contribuer à l’ordre de la pensée.

Pas plus que Dom Aubourg, Louis Salleron ne s’est laissé griser par Maurras, ne s’est aveuglé pour nier ce qui pouvait manquer à Maurras.

« La pensée maurrassienne a une effrayante lacune ; quand elle dépasse l’enceinte de la cité, elle s’évanouit, elle n’existe presque plus. Elle n’a pas de métaphysique et, dans cette mesure, elle demeure anarchiste, an-archiste. Elle laisse à l’abandon les plus hauts élans de notre être spirituel, sa plus ardente passion d’embrasser tout l’univers. Mais le point de départ de la méthode maurrassienne, qui est dans l’observation du réel et le sens commun, est bon, définitif, et il suffit de poursuivre la marche de l’intelligence qui part de là jusqu’aux suprêmes confins de ce vaste monde qui est l’homme, et dans l’homme, jusqu’aux dernières lignes de la transcription qu’il se fait de ce plus vaste monde dans lequel il se trouve inséré. » [3]

Ces lignes de Dom Aubourg en disent assez long. Vous pourrez trouver dans le deuxième chapitre de la biographie de Louis Salleron l’analyse que Louis Salleron fait de la pensée de Maurras. Quant à l’Action française, je ne retiendrai qu’un point mais qui est, me semble-t-il, essentiel. Il s’agit des causes et, surtout, des conséquences de sa condamnation – conséquences qui sont toujours actuelles. Car beaucoup d’enchaînements peuvent s’éclairer à la lumière des lignes de Louis Salleron : ceux qui ont crié haro sur Maurras prétextant que le « politique d’abord » était une formule de païen sont devenus les premiers à vivre le « politique d’abord » là où, justement, il n’y avait pas de place pour la politique, dans l’Église. Ce qui était vrai hier ne l’est-il pas aujourd’hui et à des échelons bien variés de la hiérarchie ecclésiastique ? (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)

[1] – NDLR : Éditions Via Romana, février 2023, 502 pages, 29 €. Préface du professeur Xavier Martin. Avec 8 pages de photos et un index.

[2] – NDLR : Voir le livre de Sœur Ambroise-Dominique Salleron, Dom Gaston Aubourg. Un moine au cœur du monde (Éditions Via Romana, 2020, 362 pages, 25 €).

[3] – Dom Aubourg à Louis Salleron, 24 juillet 1923.

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