D’où vient la déchristianisation ?

Il arrive qu’un livre savant, apparemment destiné à un public de spécialistes, fasse plus de bruit qu’un autre de grande diffusion qui se contenterait de reprendre les idées à la mode. C’est le cas de l’ouvrage de Guillaume Cuchet, qui pose la question que nous ne voulons pas nous poser : comment notre monde a cessé d’être chrétien. 

Les lecteurs de « Minute » ont sans doute quelques idées sur la question, au moins pour les moins incroyants d’entre eux. Ils retrouveront le diagnostic des chrétiens dits traditionalistes qui estiment qu’après le concile Vatican II, vers 1965 donc, on a changé la religion, changé la manière de prier, politisé et gauchisé le discours de l’Église, et que cette gauchisation (particulièrement sensible déjà au moment de la guerre d’Algérie) n’est pas passée dans  le public, qui  a rejeté  ces  curés  trop politiques.

Sur ce point, nos  lecteurs se retrouveraient sans doute assez proches de l’idée d’un personnage qui a pourtant symbolisé tout ce que « Minute » a pu détester : Charles De Gaulle. Récemment, Mgr Ulrich, ex-évêque de Lille, a  ressorti cette perle du général qui avait trouvé place dans les souvenirs de Mgr Gilson, auxiliaire du cardinal François Marty. Avec toute la solennité dont le grand Charles était capable, il avait déclaré aux deux ecclésiastiques que l’on devine médusés devant cette intrusion dans leur domaine : « Vatican II est l’événement le plus important de ce siècle, car on ne change pas la prière d’un milliard d’hommes sans toucher à l’équilibre de la planète. »

Au moment où le  général reproche à  ses interlocuteurs épiscopaux d’avoir « changé la prière », nous sommes à la fin du mois de mai 1968. De Gaulle n’est pas le général irrésistible de 1958. Il ne comprend pas ces jeunes de  luxe qui font la révolution. Il revient tout juste de Baden-Baden en Allemagne, où il a été se rassurer auprès du général Massu. De mauvaise grâce, il  avait  accepté l’impérieux conseil de Pompidou : on ne tire pas sur les étudiants, ce sont nos enfants. Cette révolution, non seulement il l’avait prise au sérieux, mais, on peut le dire, il l’avait prise au tragique. Et là, en évoquant le  concile Vatican II, il était en train, mine de rien, d’en faire porter le chapeau à ses  deux interlocuteurs ecclésiastiques.

Les lecteurs de « Minute » se sentent-ils confortés dans leur diagnostic par la formule de De Gaulle ? On peut dire en tout cas que, cinquante ans après l’événement, cette pique gaullienne rejoint l’état de  la  science historique : on a changé la prière et on a bouleversé l’écosystème spirituel de la planète. Difficile de savoir si le monde s’en est relevé. L’agnosticisme en tout cas, l’absence de religion, semble constituer aujourd’hui la religion dominante non seulement en France, mais petit à petit dans le monde « qui a cessé d’être chrétien ».

Dans un livre de sociologie religieuse, Guillaume Cuchet n’hésite pas à dire que l’occasion sinon la cause du grand décrochage de l’Église en Occident est le concile Vatican II. Pour lui, « la chronologie montre que ce n’est pas seulement la manière dont le concile a été appliqué après sa clôture qui a provoqué la rupture. Par sa seule existence, dans la mesure où il rendait soudainement envisageable la réforme des anciennes normes, le concile a suffi à les ébranler, d’autant que la réforme liturgique, qui concernait  la partie la plus visible de la religion pour le grand nombre, a commencé dès 1964 ».

Cette date de 1964, Guillaume Cuchet ne la donne pas au hasard. C’est la date de publication du premier document du concile Vatican II, un texte qui porte justement sur la  réforme de la liturgie et qui prescrit déjà, dans chaque diocèse, un bureau des expériences liturgiques. Il n’y aura pas forcément de bureau, mais, au nom du concile, les expériences liturgiques vont se multiplier, rendant possible, sous les yeux des fidèles, ce que l’on réputait interdit jusque-là.

Il faut citer jusqu’au bout Guillaume Cuchet tant ses recherches sont appelées à faire date : « Le concile lui-même, écrit-il d’abord très diplomatiquement, n’est pas pour grand-chose dans le décrochement de la pratique religieuse, quoi qu’en ait  dit  la polémique intégriste ou traditionaliste. » Cependant, concède-t-il quelques lignes plus bas, « certains éléments de la réforme liturgique [entamée sur le terrain officiellement dès 1964] ou le texte sur la liberté religieuse ont pu y contribuer ».

Liturgie bouleversée ? Liberté par rapport aux règles religieuses? Ce sont justement les deux aspects qu’a cernés très tôt la polémique traditionaliste dans deux livres présentés par l’écrivain Michel de Saint-Pierre, collaborateur de « Minute » à l’époque : l’un en 1976, Les Fumées de Satan, puis en1978, un autre livre, constitué lui aussi de témoignages de terrain, Le ver est dans le fruit. L’histoire n’a pas démenti ces témoignages saisis sur le vif ; l’étude historique audacieuse de Guillaume Cuchet confirme le jugement des traditionalistes de l’époque.

Par Joël Prieur

 

 

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