Impuissance de la coalition ?
Il est vrai que, ces dernières semaines, les projecteurs médiatiques n’ont que très peu été dirigés vers la pseudo-coalition des opposants à Daech (acronyme arabe de l’Etat islamique en Irak- EI). Je rappelle qu’elle comprend théoriquement soixante-quatre membres dont l’ONU et l’Union européenne. En réalité une grosse vingtaine seulement montre des velléités militaires ou financières. Les représentants de vingt-quatre pays, ceux qui sont considérés comme actifs dans cette guerre, se sont rencontrés à Paris les 1er et 2 juin pour faire le point et tenter de répondre aux accusations d’incapacité sinon de passivité, face aux terroristes de l’armée islamique. Très sensibles aux chocs médiatiques des massacres et des destructions des trésors archéologiques, les Occidentaux sont un public rêvé pour les propagandistes de l’EI. Quoi qu’il en soit, tout le monde a pu conclure à l’inefficacité de la stratégie suivie par les « 24 ».
Ramadi en Irak, Palmyre en Syrie sont tombées, Syrte est visée. Des égorgements et fusillades épuratrices ont été commis et leurs vidéos diffusées. Lors de sa visite à Paris, le Premier ministre irakien Haider al-Abadi ne l’a pas envoyé dire en reprochant aux Occidentaux d’avoir « plus de paroles que d’action » contre Daech. La stratégie occidentale qui se résume essentiellement à des raids aériens et la formation des soldats irakiens, n’a pas montré son efficacité. En 10 mois, les 400 raids aériens n’ont pas empêché la progression des terroristes islamiques. Il est vrai que la parade à leur arme la plus terrible, les « camions bombes » n’a pas été trouvée. Il s’agit de camions, de blindés pris en Irak ou en Syrie ( plus de 2000 rien qu’à Mossoul), ou de bulldozers renforcés, bourrés d’explosifs et conduits par des volontaires au suicide. Ils se jettent sur des groupes, des casernes ou n’importe quel objectif désigné. Pour s’emparer de Ramadi, pas moins de trente camions-bombes ont été utilisés. Les Etats-Unis avaient, un peu vite, critiqué l’armée irakienne qui n’aurait pas montré – selon les Américains y compris leur président – « de volonté de se battre ». Qu’auraient-ils fait eux pour parer ces armes terribles ? Quelques jours plus tard, les Irakiens ont néanmoins lancé la contre-attaque.
La Syrie a, elle aussi, connu de grosses pertes durant le mois de mai le plus meurtrier de la guerre avec 6657 tués, majoritairement des soldats et des membres des forces de l’ordre. Après la prise de Palmyre, l’EI contrôle la moitié du territoire syrien. Outre les sites archéologiques célèbres, Daech est maître de la quasi-totalité des champs pétroliers et gaziers de Syrie. Ce qui va augmenter les capacités financières des terroristes qui ont accordé des permis de fouilles clandestines dans les sites
antiques, sous condition d’avoir un pourcentage. Donc des « fouilles » destructrices faites n’importe comment, sans utilité pour les archéologues. Parmi les déclarations et avis donnés par de très bons connaisseurs de la région, j’ai noté ceux du directeur de l’Œuvre d’Orient, Mgr Gollnisch, qui s’est étonné de la chute si rapide de Palmyre. On peut en effet s’étonner que dans une zone désertique plate, les avions et drones d’observation n’aient pas repéré les colonnes djihadistes en marche avant de les bloquer. Il semble en effet qu’il n’y ait pas eu de frappes aériennes sur ces colonnes à cause d’une tempête de sables.
Signalons que, depuis le début du conflit syrien, la Direction des Antiquités et des Musées a tenté de protéger les sites mais il fallait de gros moyens techniques pour mettre les pièces des musées à l’abri. Sous prétexte qu’elle dépendait du gouvernement et que les Occidentaux cherchaient à combattre Bachar Al-Assad, les services des Antiquités et Musées n’ont pas été aidés. Et l’Unesco n’a rien fait (Michel Al-Maqdissi, Le Monde, 23/05/2015). Les historiens et archéologues craignent autant pour d’autres grands sites de premier plan : Rassafé, proche de Raqqa, Doura Europos ou Mari.
Devant cette évolution, on a constaté que la Maison Blanche continuait de rester sur sa doctrine d’ « engagement limité ». Il y a quelques mois, il fut question à Washington de créer une zone d’exclusion aérienne dans le nord pour appuyer un groupe aux contours flous, présenté dans les media comme des « rebelles modérés » qu’on allait encadrer. Il n’en fut rien car les « modérés » rallièrent soit la frontière turque (afin de recevoir des armements perfectionnés de la part des coalisés), soit pour les plus nombreux, rejoindre les rangs djihadistes. Le principal changement vient de l’entrée, dans la guerre, de l’argent et des armes du pacte sunnite entre l’Arabie saoudite du roi Salman, la Turquie, le Qatar. Ce qui s’est immédiatement traduit par des livraisons d’armes modernes et meurtrières (missiles Tow antichars…). Salman a décidé de chasser les forces et alliés des Iraniens donc écraser Bachar Al-Assad.
Haji Bakr, cerveau du terrorisme méthodique
Pour mieux comprendre comment a été conçue et méthodiquement mise en place la monstrueuse machine totalitaire et terroriste de l’E.I., il faut lire l’article de Christophe Reuter paru dans Der Spiegel, puis repris en anglais sur le site de l’hebdomadaire allemand du 18/04/2015, avant d’être traduit par Le Monde du 26-27/04/2015. Un livre plus complet, serait un document de la plus haute importance et aurait un gros succès. Ce journaliste a pu étudier des papiers et documents essentiels appartenant à « Haji Bakr, le cerveau de la terreur », tué en janvier 2014, âgé d’une cinquantaine d’années dans un simple accrochage avec une des brigades de rebelles syriens qui ne le connaissait pas. Il semble avoir été le concepteur principal de la machinerie de l’Etat islamique. Ancien colonel de renseignement de l’armée de l’air de Saddam, il fut limogé par les Américains et entra dans la clandestinité. D’une vaste intelligence, Samir Abed-al Mohammed Al-Khlifawi ( sa véritable identité), n’usa ensuite que de pseudonymes et rédigea – des schémas généraux aux moindres détails – les bases de ce qu’allait devenir l’Etat islamique en Irak (EI), traçant « l’architecture précise d’un Etat policier islamique ». En réalité, ni lui-même ni ses proches amis, n’étaient religieux. Une de ses habiletés est d’avoir mis à la tête du mouvement, comme chef officiel, un religieux érudit, Baghdadi dont on ignore encore les réels pouvoirs. Il fallait donner à EI l’apparence de la religion pour attirer les masses. Tout en créant un mouvement implacable. Les vagues élans de type « révolutions arabes » ont été utilisés pour recruter les mécontents. Pour l’organisation et les échelons de pouvoirs, pour manipuler les groupes, il fallait connaître les sentiments, envies, rancunes, activité, richesse, préférences religieuses, politiques des uns et des autres concitoyens 2.
Haji Bakr s’est inspiré des systèmes cloisonnés de surveillance et de délation des régimes communistes, copiés du reste par Saddam Hussein, tout cela afin de doter Daech de réseaux d’yeux et d’oreilles dans toutes les classes de la société. La conduite politique des opérations s’appuie sur la terreur et le machiavélisme le plus cynique. Car même parmi les groupes sunnites, l’entente fraternelle est loin d’être parfaite. Les exemples de retournement d’alliances abondent. A commencer par ceux de Daech. Le recrutement des futurs djihadistes commence toujours par une approche religieuse, en ouvrant une « dawa », sorte de centre d’aide social où le nouveau venu doit écouter des prêches à la gloire des « martyrs ». On choisissait dans le groupe ainsi réuni, un ou deux hommes dont la mission était d’espionner un quartier ou un village et de rendre compte à une hiérarchie très cloisonnée.
Les pratiques terroristes, le conditionnement fanatique, les hésitations suspectes des Etats musulmans à l’égard de Daech mais surtout les graves erreurs des Occidentaux, ont favorisé l’étonnante progression du mouvement.
EI commença en Irak mais vivotait dans la clandestinité quand éclata une révolte dans la Syrie voisine. Après des débuts discrets, par les dawas et centres de prédication d’apparence anodine, le recrutement se fit sans que fût prononcée l’expression « Etat islamique ». Le plan se déroulait méticuleusement. A retenir enfin que les premiers combattants ne furent, ni des Irakiens ni des Syriens, mais des étrangers, étudiants saoudiens, des Tunisiens, quelques Européens, sans formation militaire, mais qui, encadrés par des Tchétchènes et Ouzbeks aguerris, firent de bons fantassins d’une totale obéissance. Les pratiques terroristes, le conditionnement fanatique, les hésitations suspectes des Etats musulmans à l’égard de Daech mais surtout les graves erreurs des Occidentaux, ont favorisé l’étonnante progression du mouvement. Bien que la majorité des gouvernements semblent conscients que la chute d’Al-Assad ne fera qu’augmenter le chaos apocalyptique dans la région, on n’observe jusqu’à présent aucune modification stratégique des « coalisés ». ♦
Inertie onusienne devant la poussée de l’Etat islamique
Régulièrement aux aguets devant les moindres violations réelles ou supposées des Droits de l’Homme dans le monde, l’Organisation des nations unies semble accepter comme inéluctable la progression des djihadistes de l’EI. Ayant tourné ses périscopes vers l’est européen à la recherche de ce qui lui paraît comme une entorse peccamineuse à l’esprit des « grands idéaux » et des accords, elle se désintéresse des massacres, tortures, enlèvements, pilonnages… bien réels opérés par les tueurs musulmans en Irak et Syrie. Pourtant, qui aurait oublié que le 24 septembre 2014, le Conseil de sécurité des Nations unies avait adopté solennellement une résolution destinée à empêcher le financement, le recrutement et les déplacements des djihadistes en question.
Neuf mois après, on constate qu’il ne s’agissait que d’une grossesse nerveuse. Ce qui n’a pas empêché les spécialistes – pas moins de 27 services de renseignement ont fourni leurs données – de faire les comptes. En septembre, ils estimaient les combattants islamiques d’origines étrangères à 15 000. Ils seraient aujourd’hui 25 000. Soit une augmentation de plus de 70 % depuis mars 2014. La propagande des tueurs du « califat islamique », très bien faite aux dires des professionnels de la communication, insiste dans ses vidéos sur la variété de ses troupes : cent pays, la moitié des Etats du monde, comptent certains de leurs ressortissants dans les rangs djihadistes. Bilan territorial : la moitié du territoire syrien est entre les mains d’EI. L’échec de la résolution de l’ONU n’en est que plus pathétique. Sans doute, faut-il prendre en compte les jeux diplomatiques (des Etats-Unis, de la France 1, de la Turquie, des monarchies du Golfe et d’autres) qui finalement préfèrent la progression du « califat » à une aide quelconque en faveur des troupes de Bachar al-Assad. Parmi les pays ayant le plus de « représentants », six dépassent le millier de « combattants » d’Allah – des jeunes de 15 à 35 ans, des femmes – dont la France, la Russie (la moitié viennent de Tchétchénie), le Maroc, la Tunisie…
Quarante-deux pays ont plus d’une centaine de « volontaires de l’islam », y compris des pays n’ayant eu aucun lien avec le terrorisme. Devant cet état de fait, le Comité de sanctions contre Al-Qaida a reconnu que la présence de ces combattants terroristes étrangers «est devenue une question d’urgence pour la sécurité mondiale ». Il a également regretté l’apathie des Etats membres, en particulier des Européens, à échanger des informations : « moins de 10 % des données d’identification des djihadistes ont été intégrés dans les systèmes d’alerte » (Le Monde, 31/05-1er 06/2015). Demeure le rôle plus qu’équivoque de la Turquie, première zone de transit des djihadistes. Il a fallu des menaces pour amener cet Etat membre de l’OTAN et candidat à l’entrée dans l’Europe (sic), à établir une liste de 12 000 individus à surveiller. Mais sans coopération avec les pays d’origine des « combattants » ! ♦