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Algérie : Le piège gaulliste – Entretien avec Henri-Christian Giraud

ByVincent Chabrol

Juin 28, 2022
Algérie  Le piège gaulliste – Entretien avec Henri-Christian Giraud

Lectures Françaises : Henri-Christian Giraud, vous êtes bien connu de nos lecteurs ; on pense notamment à votre maître-ouvrage, De Gaulle et les communistes, sorti en 1988 et récemment réédité [1]. Avec Algérie, le piège gaulliste [2], vous abordez la politique algérienne du général de Gaulle, une fois revenu aux affaires en 1958. Plus exactement, vous vous attachez à percer son secret dessein : de Gaulle a-t-il navigué à vue avant de se résigner à accorder l’indépendance à l’Algérie, ou bien était-il décidé, dès les années qui ont précédé son retour au pouvoir, à abandonner l’Algérie entre les mains du FLN ? En faveur de cette dernière hypothèse, vous accumulez un certain nombre de témoignages décisifs. Quelles étaient, d’après vous, les convictions profondes du général de Gaulle dès avant 1958 ? Et pourquoi était-il à ce point nécessaire à ses yeux de décharger la France d’une Algérie perçue comme un « boulet » ?

Henri-Christian Giraud : Concernant l’Algérie, la religion de de Gaulle, jusque-là impérialiste assumé, voire forcené – comme le prouve sa répression des émeutes de Sétif en 1945 – est faite dès 1954 : avant même le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre. Témoignage nous en est donné par le scientifique Alfred Sauvy venu lui rendre visite à cette époque à l’hôtel Lapérouse pour évoquer les coûts financiers et démographiques du maintien de l’Algérie française : l’Algérie coûte cher (l’exploitation du pétrole n’est encore qu’en projet) et il faut s’attendre à une croissance incontrôlée de la population d’origine musulmane et donc à une submersion progressive du Parlement et des différentes institutions françaises. Sauvy affirme avoir entendu l’ermite de Colombey parler alors d’ « abandon ». Le mot résonne. Sauvy n’est pas homme à dire n’importe quoi, et preuve en est que le 30 juin 1955, lors d’une conférence à l’hôtel Continental, de Gaulle parle d’ « intégration de l’Algérie dans une communauté plus large que la France ». Mais aucun des grands journaux ne relève cette phrase, qui implique clairement une option fédérale. Pourquoi ce silence ? Parce que, dans le même temps, de Gaulle fait ses adieux à la presse et celle-ci ne retient qu’une chose qui fait les gros titres : la sortie du jeu politique de l’ancien président du GPRF [3] toujours prêt à ferrailler contre le « régime » honni. On peut se demander – et personnellement je ne me le demande plus – si celui qui, dans ses livres, a souligné l’avantage pour l’homme politique de « progresser par les couverts » ne brouille pas délibérément les pistes : ce faux retrait desserrant la pression médiatique sur sa personne et lui donnant la possibilité de manœuvrer en toute discrétion vers son but secret : le retour aux affaires.

L. F. : Mais alors, dans l’hypothèse où de Gaulle aurait voulu dès le départ se débarrasser de l’Algérie, pourquoi a-t-il choisi comme Premier ministre Michel Debré, un « partisan sans nuance de l’Algérie française », selon l’expression du général Ély que vous rapportez ? Un tel choix, en janvier 1959, n’est-il pas plutôt le signe qu’au tout début de son septennat le président de Gaulle ne s’était pas encore fait sa religion et avait, à tout le moins, encore plusieurs fers au feu ? Ainsi, d’après l’universitaire américain Irwin Wall, le maintien de l’Algérie et des anciennes colonies africaines dans un cadre français était, pour De Gaulle, conditionné par le soutien de Washington à son plan de réorganisation de l’OTAN : la France assumant, à parité avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, une espèce de directoire tripartite de l’Alliance atlantique en raison de sa qualité de puissance eurafricaine. Le rejet américain, dans le courant de 1959, aurait alors contraint de Gaulle à recentrer la France sur « l’hexagone », sacrifiant l’Algérie et la Communauté[4]. Que vous en semble ?

H.-Chr. G. : Pour désamorcer les doutes que font naître bientôt chez les partisans de l’Algérie française un certain nombre de mesures gaullistes (l’éviction de Salan, la dévitalisation des comités de salut public par l’ordre de retrait des militaires, les mutations massives d’officiers du 13 Mai en métropole et leur remplacement par des fidèles, la reprise discrète dans la nouvelle constitution d’un « outil séparateur » avec l’article 53 qui donne la possibilité de « cession, échange ou adjonction de territoire » permettant de contourner le dogme sacro-saint de l’inaliénabilité du territoire de la République, et cetera), le choix comme Premier ministre de Michel Debré, défenseur acharné de l’Algérie française avec son fameux brûlot, Le Courrier de la colère, est assurément un coup de maître de la part du chef de l’État. Notons que ce choix s’accompagne d’une formule magique : affirmer rechercher pour le problème algérien « la solution la plus française » ; ce qui a pour effet de leurrer tout le monde y compris Debré dans un premier temps. Un temps qui permet à De Gaulle de planifier son renversement des alliances en faveur du FLN et contre le camp pro-Algérie française en sachant que lorsque sa politique aura atteint un point irréversible, Debré fera contre mauvaise fortune bon cœur et se ralliera quoi qu’il arrive à sa personne et, du même coup, à sa politique d’abandon. « Le Général savait une chose : j’étais incapable de lui résister. Et il savait également user et abuser », a avoué plus tard Michel Debré dans ses Entretiens avec le général de Gaulle (Albin Michel, 1993, p. 132.) Donc lorsque de Gaulle « usera » et « abusera », Debré ne résistera pas. C’est le principe qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre l’ère qui s’ouvre en janvier 1959. (lire la suite dans notre numéro).

Propos recueillis par Vincent CHABROL

[1] – Éditions Perrin, août 2020, 1040 p.

[2] – Sous-titré : Histoire secrète de l’indépendance, Éditions Perrin, mars 2022, 704 p.

[3] – (Note de la rédaction) Gouvernement provisoire de la République française (1944-1946).

[4] – (NDLR) La Communauté française (1958-1961) est une association entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique qui, dans ce cadre, jouissent du statut d’États autonomes (titre XIII, art. 77 à 87 de la constitution du 4 octobre 1958).

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