Lectures Françaises

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La capitulation d’Évian

L’année 1962 aura été pour la France une des plus douloureuses de son histoire : celle de la fin tragique de l’Algérie française, accomplie dans des conditions politiques, morales, matérielles qui touchent au déshonneur. On peut penser que la solution de « l’Algérie française », réalisée dans le cadre d’une république laïque, était menacée par les principes mêmes d’un régime qui portait en lui-même la disparition de l’empire colonial. À l’extrême limite, on pouvait s’y résoudre, mais pas dans les conditions infamantes d’une capitulation en rase campagne et d’abandon cynique des populations. Le lâchage de l’Algérie fut consommé au terme d’un processus de délitement, de désagrégation du pouvoir politique par un homme pourtant considéré comme l’incarnation du politique. Les politiciens qui s’aventurèrent à rappeler de Gaulle aux affaires en mai 1958 pensaient sans doute qu’il était le seul qui pût apporter une « solution vraiment française » à la crise algérienne, mais sans trop réfléchir à cette tendance irrépressible de « l’homme providentiel » à ne concevoir la politique que comme une aventure personnelle condamnée à finir en tragédie.

Et de fait, il apparut rapidement que cette « solution française » était surtout une solution « gaullienne », c’est-à-dire marquée non seulement par la duplicité, la tromperie, la manipulation, l’impéritie, l’improvisation, la violence, et surtout par l’incommensurable inhumanité d’un homme animé d’un profond mépris des peuples, d’une férocité dans la répression de toute opposition regardée a priori comme une offense personnelle. L’abandon de l’Algérie, fruit d’une accumulation de reniements, de collapsus diplomatiques, de négociations bâclées, fut l’aboutissement d’un cheminement obscur, machiavélique, celui d’une quête acharnée du pouvoir et de son exercice tyrannique.

Les chemins de la capitulation

Pour comprendre la signification et la portée d’un tel événement, il faut en connaître les origines en posant une question : de Gaulle était-il ou non décolonisateur ? En mai 1958, lors de son accession au pouvoir, était-il pour l’Algérie française ou décidé au « grand dégagement » ? Et s’il a exprimé – non sans ambiguïté – la défense de l’Algérie française, quel fut le degré de duplicité de sa parole ? Comment est-il passé de la profession de foi impériale au discours « dégagiste » ?

Un colonialiste hésitant

La position de De Gaulle sur l’empire colonial est longtemps restée flottante.

On a souvent présenté son discours de Brazzaville de janvier 1944 comme une charte de la décolonisation. En réalité, il apparaît ambigu, aux accents « libérateurs » côtoyant l’exaltation de l’empire. Si de Gaulle déclare qu’« en Afrique française […] il n’y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur leur terre natale […] ne  pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires… », il n’en rejette pas moins « toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ». De Gaulle célèbre la France « dont l’immortel génie est désigné pour les initiatives qui, par degrés, élèvent les hommes vers les sommets de dignité et de fraternité où, quelque jour, tous pourront s’unir » et rappelle « qu’il y a désormais, de ce fait, entre la Métropole et l’Empire, un lien définitif ». C’est cette thèse d’un De Gaulle favorable à l’Algérie française à son retour au pouvoir que défend l’historien américain Irwin Wall, pour qui le retournement politique en faveur de l’abandon est postérieur et aurait été influencé par l’opposition américaine.

Il y a aussi ceux qui, comme Jacques Laurent, considèrent

qu’ « il n’y a ni morale gaulliste, ni politique gaulliste, ni même une préférence gaulliste pour quoi que ce soit. Le gaullisme repose sur le mépris des idées générales […] le gaullisme varie selon son intérêt immédiat, au gré d’avantages passagers… ».

Même si, en son for intérieur, de Gaulle a pu avoir quelques hésitations, il semble bien que la thèse la plus convaincante soit celle d’Henri-Christian Giraud pour qui de Gaulle est arrivé au pouvoir avec la volonté d’abandonner l’Algérie et de lui accorder l’indépendance. Il s’en explique dans ses Mémoires d’espoir :

« De tout temps, avant que je revienne au pouvoir et lorsque j’y suis revenu, après avoir étudié le problème, j’ai toujours su et décidé qu’il faudrait donner à l’Algérie son indépendance. ».

Dans son livre tout récent et en tous points passionnant [1], H.-C. Giraud, s’appuyant sur une solide documentation, développe sur ce point de très solides arguments.

L’abandon programmé

Cette conviction s’appuie d’abord sur le regard que de Gaulle porte sur les populations de l’Empire et particulièrement sur les Algériens. En décembre 1958, il déclare à Alain de Sérigny :

« Les Arabes, ce sont les Arabes, ce ne sont pas des gens comme nous ».

À Peyrefitte en mars 1959, il confie :

« Croyez-vous que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions, et après-demain quarante ? »

et conclut :

« Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées […] la France ne serait plus la France », c’est-à-dire « un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne » [2].

Sa politique de décolonisation a d’abord été inspirée par des considérations, ethniques et démographiques, qu’il renforcera de considérations économiques mâtinées de déterminisme historique. (lire la suite dans notre numéro).

Jean-Baptiste GEFFROY

 

[1]Algérie : le piège gaulliste. Voir l’entretien avec son auteur.

[2] – Ce qui, il faut en convenir, n’est pas mal vu. Force est pourtant aujourd’hui de constater que la décolonisation ne nous a épargné ni l’invasion migratoire, ni l’islamisation progressive du pays.

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