Entretien avec Mickaël Savigny
Lectures Françaises : Vous êtes, a priori, l’éditeur officiel du colonel Pierre Chateau-Jobert et avant de plonger au cœur de l’ouvrage que vous venez d’éditer, peut-être pourriez-vous nous présenter ce soldat et les rapports que vous avez entretenus avec lui ?
Mickaël Savigny : Avec plaisir… Bien que je n’ai pas personnellement connu cette grande époque, je puis tout de même en parler grâce aux souvenirs et témoignages de nos anciens : Jean Auguy, Christian Lagrave, Jean Séchet, etc. À Chiré, tout commence par la guerre d’Algérie ! Nos rapports avec le colonel n’échappent donc pas à la règle. La guerre d’Algérie a été un puissant moteur de mobilisation, c’est cet enthousiasme à défendre ce territoire français qui est le germe de la Diffusion de la Pensée Française. Jacques Meunier, Jean Auguy, Christian Lagrave et Denise Castaing s’embarquent dans une aventure qui dure encore ! Ils seront donc amenés à connaître Conan [1] , engagé dans le même combat, qui deviendra un ami fidèle de Chiré, venant très régulièrement assister à des réunions informelles où les débats allaient bon train jusque tard dans la soirée… La suite est toute naturelle : il a fait de Chiré son éditeur privilégié. Pour être tout à fait précis, il faut ajouter qu’il y a un titre aux Nouvelles Éditions Latines, un aux Presses de la Cité et deux en autoédition.
Quant à sa vie, il faut absolument lire Feux et Lumière sur ma trace, c’est une autobiographie complète, tant sur sa carrière militaire que sur ses réflexions politiques et son chemin spirituel. En outre, Christian Lagrave a commis un excellent avant-propos à la réédition, en 2015, de La Confrontation Révolution Contrerévolution dans lequel je vais puiser intégralement les éléments qui suivent. Je le fais succinctement, faute de place, mais que le lecteur se reporte aux deux ouvrages cités, il n’en ressortira pas indemne !
De Pierre Chateau-Jobert, on doit retenir la carrière fulgurante qui est la preuve d’une intelligence hors du commun. Il l’a commencée comme 2e classe en 1934 pour être colonel vingt ans après ! Il eût été général à n’en pas douter si les événements d’Algérie n’avaient pas fait obstacle. Compagnon de la Libération, sans avoir jamais été gaulliste, fondateur des écoles de Parachutisme Militaire de Lannion et Pau-Idron (1945-1946), ancien d’Indochine (c’est cette guerre subversive qui lui fera prendre conscience de la dimension morale du combat et de l’action), commandant de la Brigade de Parachutistes Coloniaux (Bayonne – 1957). Arrive 1958 et son lot de surprises… Il soutient tout de suite le mouvement en faveur de l’Algérie française. En 1959-1960 devant la trahison de De Gaulle, il établit secrètement un réseau de militaires partisans. Solidaire des généraux putschistes, il le paiera de quelques mois d’arrêts de forteresse. Il rejoint l’OAS pour la quitter rapidement, ne pouvant justifier l’action d’un Susini et entre en contact avec Robert Martel et ses chouans de la Mitidja. Après les fameux accords « Susini-Mostefaï » (1962) qui achèvent les derniers espoirs, Chateau-Jobert rentre en métropole. Clandestin en France et en Espagne, il est condamné à mort par contumace en 1965. Il revient en France dès la première amnistie en 1968.
Jusqu’à sa mort le 29 décembre 2005 à l’âge de 93 ans, il aura combattu avec l’arme la plus terrible qu’il soit : sa plume ; et son œuvre continue à former de jeunes contrerévolutionnaires.
L. F. : Et Chiré, après avoir si bien connu Conan, l’avoir autant fréquenté, retrouve un inédit ?! Comment est-ce possible que vous soyez passé à côté ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus et comment avez-vous pu retrouver la trace de ce document ?
M. S. : Nous devons ce petit miracle à Christian Lagrave qui a très bien connu le colonel Chateau-Jobert et qui a correspondu régulièrement avec lui. Christian Lagrave se souvenait qu’il avait eu en main un tapuscrit que le colonel avait écrit à l’usage de quelques militaires, mais qu’il pensait perdu. Il nous en parlait depuis bien longtemps, à tel point même qu’il avait lancé un avis de recherche aux lecteurs dans l’avant-propos dont je viens de vous parler. La Providence a voulu que notre ami remette la main dessus et voilà les éditions de Chiré tout heureuses de proposer au public un petit fascicule qui vient compléter les œuvres d’un grand homme : La Confrontation Révolution-Contrerévolution, Doctrine d’action contrerévolutionnaire et Manifeste politique et social. Nous le remercions vivement d’avoir bien voulu nous le confier.
L. F. : Nous comprenons bien, au titre même, que ce fascicule n’entre pas dans les grands ouvrages doctrinaux du colonel, et il semblerait même qu’il soit réservé aux professionnels de la Défense. Quel intérêt d’éditer un tel document ? Dans quelles circonstances a-t-il été écrit ?
M. S. : Le colonel Chateau-Jobert a parfaitement expliqué les raisons qui l’ont poussé à écrire cet opuscule dans son livre de mémoires : Feux et lumière sur ma trace, faits de guerre et de paix paru en 1978 aux Presses de la Cité. À la suite d’une énième incartade médiatique du colonel Bigeard (commandant le 3eRPIma en Algérie), qui, cette fois-ci, insultait l’armée entière hormis son propre régiment, Chateau-Jobert, n’obtenant pas les réactions nécessaires de la hiérarchie, entre en lice. Nous sommes au début de l’année 1958, Conan commande alors la brigade des paras coloniaux, et c’est à ce titre qu’il peut intervenir pour réclamer justice, en vain bien entendu.
« Une grave question de principe se posait. Si l’on admettait qu’un colonel puisse ainsi s’exprimer publiquement en dépit des règles militaires, pourquoi pas les autres colonels, ou les capitaines, ou les “deuxièmes classes” ? Le malaise de l’armée était si profond que tous avaient leur mot à dire… ».
Chateau-Jobert rédige donc cette Bagarre pour une armée où, dit-il
« j’accusais textuellement la faiblesse et la malhonnêteté du commandement, l’exemple – entre cent autres – que me procurait le cas Bigeard, me permettait les phrases suivantes : “nous savons que le commandement nous trahit par sa faiblesse, mais ça nous gêne que ce linge sale soit exhibé au public par vous (Bigeard). Ça nous gêne que le commandement prouve publiquement sa faiblesse en “encaissant” sans réagir. Et dans l’armée les paras vous en veulent pour avoir gâché l’influence qu’ils auraient pu, en toute fraternité d’armes, avoir sur les autres unités. Vous vous êtes attaqué à ces unités alors que, par la faute du commandement, elles n’ont souvent ni les moyens ni les cadres valables pour faire mieux. À cause de vous, aux yeux de tous, les paras ont “le culte de la vedette” et ne s’embarrassent pas de scrupules pour extorquer au commandement les moyens de travailler. »
Car c’est bien là le nœud du problème : Bigeard se sert des media pour obtenir ce qui lui chante, quand ses alter ego continuent à le faire régulièrement, par la voie hiérarchique. Sans frein, cette nouvelle conception de l’armée peut conduire aux excès les plus redoutables. Cet épisode montre encore à quel point l’esprit contrerévolutionnaire animait Chateau-Jobert. Tous deux, avec Bigeard, voulaient obtenir du commandement les mêmes résultats. Bigeard le fait en révolutionnaire en n’attaquant que les conséquences, tandis que notre colonel remonte à la source :
« un commandement impuissant, aux ordres d’un gouvernement qui ne faisait pas la guerre. Mais moi j’agissais dans le cadre du règlement parce que si, comme Bigeard, on portait atteinte au sens de l’autorité dans l’armée, on faisait droit à toutes les indisciplines, ce qui devenait plus grave que tout ce que nous subissions. »
Ce « réquisitoire contre les causes et les responsabilités flagrantes du malaise qui régnait dans l’armée » devait donc s’en tenir à rester dans les mains des étoilés de l’époque, il en sera autrement et connaîtra une diffusion un peu plus large. L’état-major de l’armée de terre organise, pour essayer de calmer les esprits et faire taire les justes revendications, une série de stages pour les commandants de Centres d’Instruction dont il donne la responsabilité à Conan qui utilisera tout simplement Bagarre pour une armée comme programme ! 230 officiers, du grade de capitaine à celui de colonel, allaient défiler dans ces sessions. Tous seront emportés par l’enthousiasme chaleureux, la clairvoyance, la finesse d’esprit du colonel Chateau-Jobert qui avait cette intelligence du meneur d’hommes sachant se mettre à la portée de tous et dans le respect de chacun.
« L’étude de Bagarre pour une armée passionnait les stagiaires. Ils y retrouvaient tous leurs griefs, tous les exemples concrets qui prouvaient les défauts flagrants dans l’armée. En sens inverse, les stagiaires m’apportaient des précisions supplémentaires, des noms, des faits, des chiffres. »
Il faut lire Chateau-Jobert racontant ses premiers pas dans l’organisation de son régiment, trouvant ici des restes de troncs, là troquant la main-d’œuvre de ses hommes contre des sacs de ciment au service du Génie ; on croit rêver ! Il parle là du service de défense d’une des premières puissances mondiales ! Le succès de ces stages, et donc de Bagarre pour une armée que de nombreux officiers faisaient leur maintenant, ne se fit pas attendre et remonta par la voie hiérarchique. Ce document interne et secret faisait maintenant le tour des états-majors ! Ce qui valut bien sûr quelques ennuis à son rédacteur – notamment une inspection qui se conclura heureusement, grâce, là encore, aux qualités humaines de Conan. Si cette analyse percutante de la situation n’a pas changé grand-chose, elle a permis de rassurer, de rallumer la flamme et de mobiliser bon nombre d’officiers désemparés.
Chateau-Jobert, avec ce plan de grandes réformes, trouve sa place près des plus grands militaires : ceux qui refusent une soumission arbitraire et presque totale ; ceux qui refusent que l’armée soit cette grande muette, obéissante jusqu’à l’abêtissement. Le héros de Verdun n’a-t-il pas réussi à vaincre en s’opposant, au risque de sa carrière, à sa hiérarchie vieille et désabusée ?
On pourrait donc penser en effet que ce texte n’intéresserait que les militaires. C’était d’ailleurs l’objectif du colonel Chateau-Jobert. Mais 60 ans après, c’est un document historique ! Un témoignage exceptionnel sur l’état de l’armée dans ces années-là, qui nous permet de comprendre une autre facette de la guerre d’Algérie et les motivations des officiers de terrain. Outre l’intérêt historique, Bagarre pour une armée est aussi un petit guide de formation à l’organisation d’un groupe d’hommes, quel qu’il soit. Les constats, les conseils, les solutions que Conan détaille tout au long de ces pages et qui concernent l’armée du pays, valent aussi pour nous, civils, pour se préparer en cas de besoin. Dans son introduction à la seconde partie de cet opuscule, Conan le précise : « Ces principes d’ailleurs sont d’une application des plus courantes dans tous les actes de la vie. » Comme à son habitude, il prône la contrerévolution en profondeur. À le lire, ce que je souhaite à tous les abonnés de Lectures Françaises, nous sommes toujours effondrés de constater à quel point nous sommes nous-mêmes atteints par l’esprit révolutionnaire.
Propos recueillis par la rédaction
[1] – Nom qu’il avait pris pendant la Seconde Guerre mondiale.
La lecture de cet article extrait du numéro 781 (mai 2022) de Lectures Françaises vous est offerte en intégralité. Pour découvrir le sommaire du numéro et le commander, c’est ICI !