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Taïwan : le talon d’Achille de la suprématie technologique des États-Unis

Taïwan : le talon d’Achille de la suprématie technologique des États-UnisL'armée taïwanaise se prépare pour la parade de la fête nationale (en 2019) (Capture d’écran YouTube)

Depuis toujours, l’avancée technologique est la clé de la suprématie militaire, d’autant qu’elle touche le domaine de l’information lorsque l’on parle de composants électroniques. Nous avons eu la surprise d’apprendre par le Washington Post d’avril dernier, que « la Chine construit des systèmes d’armes avancés en utilisant la technologie américaine des puces » [1]. Pire, le Financial Times du 16 octobre dernier surprenait même le renseignement américain : « La Chine testait une nouvelle arme spatiale avec un missile hypersonique » [2]. La menace de fusées chinoises nucléaires hypersoniques de longue portée capables de détruire un porte-avions américain ou d’atomiser une grande métropole est symptomatique de la progression technologique fulgurante de l’Armée Populaire de Libération (APL). Ceci grâce à l’usage de composants électroniques de dernier cri fabriqué à Taïwan. Taïwan serait-elle devenue le talon d’Achille des Américains ?

La Chine ne manque pas de ressources

Malgré son budget militaire nettement inférieur aux Américains, le complexe militaro-industriel chinois est suffisamment intégré pour remettre progressivement en cause la suprématie militaire américaine (le budget militaire américain est équivalent au budget de l’ensemble des dépenses de tous les autres pays du globe). Il est notamment composé :

– du CARDC, Centre chinois de Recherche et de Développement Aérodynamique, lieu où se réalisent les essais hypersoniques. Il est dirigé par le général de division Fan Zhaohin dans l’Armée Populaire de Chine (APL).

– de la société Phytium Technology qui est issue du conglomérat d’état « China Electronic Corp » (CEC), du Centre National de Supercalcul du gouvernement de Tianjin. Très vite Phytium est devenue le premier fournisseur chinois de puces à usage civil, bénéficiant surtout d’un partenariat étroit avec le CARDC pour faire fonctionner leur « supercalculateur » et simulant les contraintes d’un missile en orbite basse évoluant à Mach 5, ayant la capacité de contourner les systèmes classiques de protections adverses. Comme le démontre bien son site internet, la société produit des puces de dernière génération touchant les domaines des télécoms, de la finance, de l’énergie, du « cloud computing [3] », de la 5G, de l’IA, la « blockchain [4] », etc.

– du Centre National de Supercalcul de Tianjin, véritable laboratoire dirigé par l’Université nationale de technologie de défense (NUDT), qui est un institut de recherche militaire de renom dirigé par des généraux de l’APL (Armée Populaire de Libération). Déjà en 2010, il avait la réputation d’abriter le « Trianhe-1A », supercalculateur le plus puissant du monde (capacité de 2,5 pétaflops), depuis le dernier « Trianhe-3 » est encore 200 fois plus puissant que son prédécesseur.

Il ne faut pas se méprendre : les semi-conducteurs sont un peu les cerveaux de l’électronique moderne, qui autorisent des avancées dans quasiment tous les domaines, tant dans l’automobile, l’énergie propre, l’aéronautique, le stockage et traitement de l’information jusqu’à l’informatique quantique. Ils sont une priorité majeure dans le dernier plan quinquennal de développement national de la Chine, représentant pas moins du premier poste des importations de la Chine, soit plus de 300 milliards de dollars par an!

Pourtant, si le silicium, matière première des composants électroniques est abondant au point de composer 25 % de la croûte terrestre, sa réelle valeur réside dans sa transformation et la propriété intellectuelle qui en résulte. Le souci principal de cette industrie est justement le coût élevé de la transformation, lié aux conséquences de la « loi de Moore », qui veut que la capacité d’une puce double tous les deux ans. Ce phénomène oblige une forte spécialisation dans chaque domaine d’expertise qu’on peut schématiquement découper en plusieurs phases :

– « Le logiciel de conception des puces » (EDA) [5] monopolisé par les sociétés américaines incontournables.

– « Les designers » qui vont adapter les puces aux spécificités des produits comme pour les ordinateurs, la téléphonie, l’automobile, le commerce internet…[6].

– « Les fonderies », sortes d’usines qui fabriquent les puces de plus en plus petites et qui coûtent de plus en plus cher à construire (15 milliards $ pièce). Elles sont systématiquement sous-traitées dans les pays à faible coût de main d’œuvre comme Taïwan, la Corée du Sud ou la Chine.

– Les « circuits intégrés » qui sont gravés à partir de galettes de silicium découpées. L’élément clé de leur fabrication est la finesse de gravure : le Taïwanais « TSMC » est celui qui a su identifier la technologie de pointe à lithographie extrême ultraviolet (EUV) pour graver les puces les plus miniaturisées.

– Enfin le circuit de fabrication se termine par les tests et l’assemblage des puces, phase consommatrice de main d’œuvre, qui se situe principalement à Taïwan et en Chine.

L’ensemble de ces acteurs pèsent la bagatelle de plus de 500 milliards $. À la différence des autres secteurs comme l’automobile ou l’aéronautique, les composants électroniques sont des pièces bien trop petites pour être copiées ; les démonter reviendrait à les détruire et les rendre inutilisables. Aussi, pour résumer, TOUS les systèmes d’information actuels reposent sur les composants électroniques. Cette industrie est devenue un écosystème où tous les acteurs sont de fait ultra spécialisés et interdépendants les uns des autres : retirer un acteur revient à paralyser l’industrie.

Du fait de sa main d’œuvre économique, la Chine est le principal assembleur de composants électroniques et représente 86 % [7] de la demande. Elle les reconditionne et les réexporte principalement dans les produits manufacturés …en n’oubliant pas au passage d’en faire bon usage pour ses propres sociétés : de télécoms (Huawei), de commerce internet (Alibaba, JD.com), de finance (Tencent), de cloud (Baidu, Alibaba). Sans omettre son armée, l’APL.

Aussi, avec les « bruits de bottes » à Taïwan, les incursions répétées de l’aviation chinoise, les manœuvres de l’armée populaire, les déclarations à peine voilées d’invasion légitime, quelles sont les options en jeu des principaux protagonistes pour continuer à dominer cette industrie ?

Concernant les États-Unis

Ils dominent historiquement « l’écosystème » des composants électroniques : les concepteurs de logiciels de puces (avec les sociétés comme Cadence et Synopsys), les designers de pointe (Apple, Tesla, Intel, Nvidia), les équipementiers (fabricants de machines à produire des puces). Mais il y a un gros « trou dans la raquette » avec la fabrication matérielle des puces et la délocalisation des fonderies. Pour des raisons de rentabilité, ce phénomène a été initié dans les années 1980 et 2000 avec la mode des « FabLess » (concevoir aux États-Unis, fabriquer à Taïwan). Ainsi avec TSMC et UMC, 60 % de la production mondiale de composants électroniques est taïwanaise. Pire, concernant les puces à la pointe de la technologie, seuls le Taïwanais TSMC et le Coréen Samsung sont à même de graver en dessous de 7 nanomètres (nm). Ceci est d’autant plus navrant que le fondateur de TSMC, Morris Chang, est un pur produit sino-américain qui avait fui Hong-Kong durant la guerre civile pour passer à Boston, diplômé du MIT (1953), et docteur en génie électrique à l’Université de Stanford. Après une carrière brillante chez Texas Instruments de plus de 25 ans, ce dernier fondera en 1987 à Taïwan le futur géant TSMC.

Dans l’industrie des semi-conducteurs, l’armée est malheureusement devenue un client parmi tant d’autres, et celle-ci n’a pas anticipé les conséquences d’une telle dérive. Le complexe militaro-industriel s’est laissé endormir, privilégiant les investissements dans l’accumulation de matériels tactiques traditionnels (flotte de porte-avions, sous-marins, aviation, chars), délaissant progressivement les investissements aléatoires dans l’innovation. Il laisse ainsi de côté l’usage de l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, la technologie 5G, le cyberespace au profit d’applications purement civiles plus rentables… Space X plutôt que NASA.

Concernant la Chine

Les manœuvres protectionnistes engagées notamment depuis l’administration Trump, l’embargo sur le géant télécom Huawei, les restrictions de fournitures de puces « high tech » par TSMC, les « listes noires » contre ses sociétés (comme Phytium Technology), justifient que la Chine s’organise pour garantir son autosuffisance : sa principale fonderie (SMIC) n’est pas de dernière génération (elle ne grave qu’en 14 nm) et représente 11 % du marché mondial ; Alibaba, Baidu, Tencent sous-traitent principalement la production de leurs puces à …TSMC pour le moment. Même si la Chine ne couvre actuellement que 30 % de ses besoins dans l’industrie des semi-conducteurs, la Chine communiste prévoit un investissement massif de plus de 1,4 trillons $ pour atteindre l’autosuffisance d’ici 2025 [8].

Taïwan, véritable « relique anti-communiste » de la guerre civile de 1949, nargue la Chine communiste depuis plus de 72 ans ! On peut comprendre la tentation de l’annexion.

Sous couvert de légitimité historique, la manœuvre reste caractéristique des régimes communistes : intoxication psychologique de la population, culpabilisant les 23 millions de Taïwanais accusés de « collusion avec les forces étrangères », intimidations et démonstrations de force avec violation systématique de son espace aérien (150 avions militaires depuis les quinze premiers jours d’octobre), manœuvres de débarquement amphibie dans le détroit de Taïwan tout proche [9], etc.

Une invasion est tellement envisageable que les Américains ont dépêché des « conseillers » militaires à Taïwan pour « organiser » une défense proportionnée à l’attaque. Certains diront que cette escalade s’apparenterait à un suicide, les usines clés pouvant être aisément sabotées et le personnel sensible exfiltré en priorité aux États-Unis, pourquoi tuer la poule aux œufs d’or ? Pourtant, au même titre que la crise sanitaire du Covid-19 qui a principalement profité aux Chinois, le manque à gagner d’une destruction du potentiel technologique de Taïwan toucherait par effet induit l’Occident, le paralysant pendant plusieurs années, laissant le temps à la Chine de combler son retard…

C’est à ce moment que l’essai discret du lancement d’engins hypersoniques dotés d’ogives nucléaires évoluant dans l’espace et utilisant les dernières innovations technologiques (usage de supercalculateurs, de l’intelligence artificielle, de puces dernière génération…) pourrait éventuellement prendre tout son sens. À la différence des lancements tactiques dont la trajectoire rectiligne est prévisible et donc neutralisée par des contre-mesures, les nouveaux engins cités peuvent dévier en cours de route leur trajectoire et esquiver les protections ennemies. Si l’on en croit le journal Business Insider, bien informé, les Américains avaient prévu un bouclier protecteur antimissile principalement pour couvrir le pôle Nord (NORAD) [10] ; en l’espèce les Chinois pourraient passer par le pôle Sud.… La dissuasion pourrait bien jouer en faveur de la Chine dans un éventuel bras de fer.

Pour autant, rien n’est moins sûr… Le gel des relations diplomatiques, consécutif à l’invasion par la Chine de Taïwan, s’apparenterait à une opération perdante à plusieurs titres :

– Forte de cet affront, l’armée américaine n’aurait plus de restrictions budgétaires imposées par le pouvoir civil (Congrès, Sénat) : elle pourrait relancer l’innovation technologique et la conquête spatiale, réorientant la recherche de projets stratégiques et reconstituer un « écosystème » perdu depuis les années 1980. Ceci donnerait lieu à un retour prévisible au-devant de la scène de la NASA, collaborant étroitement avec la société du milliardaire Elon Musk, Space X.

– Les grosses sociétés de technologie de type Google ne refuseraient plus de travailler sur des projets militaires [11], l’approche suicidaire des critères environnementaux SRI/ESG [12] prohibant l’investissement dans l’armement ou le nucléaire par l’ensemble des institutions financières serait reléguée aux oubliettes…

– La Chine serait isolée politiquement et risquerait de perdre son statut « d’usine de l’Occident », elle est le premier fournisseur de la planète en produits manufacturés.

Pourquoi se presser alors qu’il suffit de patienter, les Américains investissent 50 milliards $, quand les Chinois mettent 1,4 trillons $ dans l’industrie des semi-conducteurs… le rattrapage sera subtil et l’adversaire ne verra pas venir les changements fondamentaux. Aussi sauront-ils résister à la tentation ?

Erwan FABER

[1]https://www.washingtonpost.com/national-security/china-hypersonic-missiles-american-technology/ 2021/04/07/37a6b9be-96fd-11eb-b28d-bfa7bb5cb2a5_story.html?outputType=amp

[2]https://www.ft.com/content/ba0a3cde-719b-4040-93cb-a486e1f843fb

[3] – Accès à des services informatiques via Internet depuis le nuage (« cloud »).

[4] – Technologie de stockage et de transmission d’informations sans intermédiaire.

[5] – EDA : Electronic Design Automation, logiciel qui va permettre de concevoir l’assemblage des transistors.

[6] – Les plus connus sont les Américains Intel (microprocesseurs généralistes), Nvidia (microprocesseurs graphiques), Qualcom (télécoms), Apple, Amazon, Google, Baidu, etc.

[7] – Soit 378 milliards $ sur 439 milliards $ en 2020.

[8] – 16e plan quinquennal du Parti communiste chinois 2021/2025.

[9] – Source : https : //abcnews.go.com/International/escalating-tensions-china-taiwan/story?id=80605351

[10] – NORAD ou « North American Aerospace Defense Command » est une organisation de défense américano-canadienne. Source : https://www.businessinsider.com/chinas-hypersonic-missile-surprised-us-spies-with-its-space-capability-2021-10?r=US&IR=T

[11] – Source : https://www.nytimes.com/2018/06/01/technology/google-pentagon-project-maven.html

[12]Social Responsible Investment ou critère ESG (Environnement Social et Responsable), nouvelle « tarte à la crème » pour obliger le financement d’une pseudo-économie écologique.

La lecture de cet article extrait du numéro 777 (janvier 2022) de Lectures Françaises vous est offerte en intégralité. Pour découvrir le  sommaire du numéro et le commander, c’est ICI !

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