État de l’Europe en 1676 [1]
Lorsque le tsar Alexis Ier mourut, en 1676, la Russie – nous l’avons vu précédemment – était devenue une puissance continentale qui allait bientôt participer aux affaires européennes. Mais dans quel état étaient lesdites affaires ?
Au xvie siècle, un événement capital s’était produit : l’éclatement de la chrétienté européenne dû à la Réforme protestante, que l’on devrait plutôt appeler la « Révolution protestante » [2] car cette hérésie menaçait non seulement la foi catholique dont elle niait les dogmes essentiels, mais encore les monarchies :
Il y a dans la doctrine et l’organisation de l’Église calviniste, un tel esprit d’indépendance républicaine, que partout où le calvinisme est passé, il a provoqué de véritables bouleversements politiques. [3]
Cette révolution n’avait pu triompher dans un certain nombre d’États que par la complicité ou l’aveuglement des souverains européens. Les princes allemands qui se firent protestants étaient mus par le désir de s’emparer des biens du clergé et d’être les seuls maîtres de l’Église dans leurs États, sans avoir de compte à rendre au Pape. Ce fut également le mobile des souverains anglais. Quant aux deux plus grands monarques catholiques d’alors – l’empereur romain germanique, Charles Quint, et le roi de France François Ier – ils avaient plus souci de leurs intérêts matériels et politiques que du salut de l’Église catholique et ils préférèrent se faire la guerre à propos du royaume de Naples et du Milanais plutôt que de s’entendre pour terrasser l’hérésie. Le résultat fut que pendant vingt-cinq ans Charles Quint ne fit rien de sérieux pour écraser la révolution protestante ; quand il se décida enfin à envoyer une armée contre les hérétiques (1547), il était trop tard et le mal était trop enraciné en Allemagne. Si bien qu’en 1555, par la paix d’Augsbourg, Charles Quint dut reconnaître le luthéranisme comme religion d’État dans la moitié de l’Allemagne.
Sur cette révolution protestante était venu se greffer un mouvement politico-philosophique d’inspiration occultiste qui devait aboutir au renversement des institutions historiques chrétiennes : la gnose des Rose-Croix qui tendait à réaliser une véritable révolution, universelle et totale, aussi bien dans la religion, que dans la politique et dans l’ensemble des connaissances humaines, pour opérer l’unité du genre humain grâce à une monarchie universelle et une religion universelle.[4]
Ce grand projet mondial politico-religieux avait reçu dès le xvie siècle l’appui des cercles dirigeants britanniques sous les règnes d’Henri VIII et d’Élizabeth Ire, mais aussi du roi de France Henri IV et de son ministre, le protestant Sully, sous l’inspiration du rose-croix Barnaud. Il s’agissait d’un plan de République universelle prévoyant une Europe organisée en 15 États (à l’exclusion des Moscovites et des Turcs), avec une diète et des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Les religions catholique, luthérienne et calviniste y auraient été admises à égalité. Un tribunal suprême aurait jugé tous les conflits et aurait rendu la guerre impossible. Ce fut le « Grand Dessein » qu’ont révélé plus tard les mémoires de Sully [5] .
À cet effet, Henri IV soutint les princes protestants allemands contre l’empereur Rodolphe II et, pour préparer la guerre, leva une armée de 40 000 hommes, mais il fut assassiné en 1610. Le conflit se ralluma dès 1618 quand l’empereur romain germanique, Mathias Ier et son successeur Ferdinand II, essayèrent de ramener tous leurs sujets à la religion catholique. Cela ne faisait pas l’affaire de la noblesse tchèque, majoritairement protestante et souvent enrichie par des biens ecclésiastiques confisqués. Ils réagirent vigoureusement, et après divers incidents, en 1618, les meneurs protestants envahirent le palais royal et jetèrent par les fenêtres les représentants de l’Empereur : la fameuse « défenestration de Prague » allait marquer le début de la guerre de Trente Ans qui désola l’Europe jusqu’en 1648. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)
Christian LAGRAVE
[1] – Pour le détail des guerres et des traités mentionnés dans ce chapitre, on pourra consulter Pierre Renouvin (dir.), Histoire des relations internationales – Gaston Zeller, t. II : Les temps modernes – II. De Louis XIV à 1789, Hachette, Paris, 1955, chap. I.
[2] – Gustave Hervé, Nouvelle Histoire de l’Europe, Paris, Éd. de la Victoire, 1931, p. 152.
[3] – Ibid., p. 164.
[4] – Voir notre brochure : Les origines du Nouvel Ordre mondial, éditions du Sel, 2020, qui explique en détail ce projet.
[5] – Voir Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne. T. 1, Rivadeneyra, Madrid, 1984 – en cours de réédition aux Éditions de Chiré. Voir aussi les Mémoires de Sully intitulés Mémoires des sages et royales oeconomies d’Estat, domestiques, politiques et militaires de Henry le Grand… (diverses éditions). Beaucoup d’historiens officiels de la IIIe République (Lavisse, Monod, Seignobos, etc.) ont contesté la réalité de ce « Grand Dessein » et l’ont attribué à des « rêveries » de Sully, mais il semble bien que ce soit Jean Lombard qui ait raison quand il écrit que ce projet « a bel et bien inspiré pendant de nombreuses années la diplomatie d’Henri IV ».
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