L’Affaire des Fiches (2e partie) [1]
En cette fin de XIXe siècle, la F.˙.M.˙. se considère, et c’est un comble, en état de légitime défense.
Le premier acte, un acte vraiment fondateur, de notre Affaire des Fiches est sans doute une motion bien discrète du G.˙.O.˙. qui date de 1894 où le Frère Blatin, vice-président du G.˙.O.˙., remercie le Frère Lucipia pour la création d’un poste supplémentaire (rémunéré, nous verrons l’importance de ce détail plus tard) auprès du secrétariat de l’Ordre, rue Cadet. L’employé désigné, un Frère bien sûr,
« devra maintenir à jour un instrument de défense et de combat en centralisant habilement des renseignements obtenus par les Frères des loges de tout le pays, créant ainsi une véritable agence de renseignement destinée à aider les administrations à se dégager de toute influence jésuitique et papaline ».
Et le Frangin d’ajouter, lyrique :
« Car, un jour, nous nous rendrons solennellement sur les hauteurs de Montmartre, précédés de notre bannière, ornés de nos insignes symboliques, nous chanterons un hymne de paix sous les coupoles destinées au Sacré-Cœur de Marie Alacoque et proclamerons la déchéance définitive du pape et le triomphe de la Libre Pensée. Pour finir, nous inscrirons sur le fronton de ce temple nouvellement dédié à la civilisation universelle : OFFERT À LA FRANCE ET À L’HUMANITÉ EN SOUVENIR DES CRIMES DE L’ÉGLISE. » [2]
Les ministres tombent…
L’histoire ne dit pas si ce frère Blatin est entré en lévitation après cette prosopopée pour rejoindre le Plérome ou son Grant tout indistinct. Je pourrais continuer à sourire en déclarant que, décidément, le boudin ingéré pendant les Agapes Fraternelles du vendredi ne réussit manifestement pas à tout le monde, mais vous auriez tort de croire à mon amusement.
Ces hommes sont des fanatiques, souvent sans vraie culture ou tout simplement d’esprits indigents. Mais animés d’une haine inextinguible, incompréhensible, capable de les amener à des extrémités que nous découvrons par exemple dans l’Affaire des Fiches.
Les dernières années du siècle furent déterminantes. Dans cette France rurale à 90 %, dans cette France des clochers du renouveau religieux du XIXe mais aussi dans cette France dirigée par le système que j’ai décrit plus haut, là se déroulait une lutte épique qui opposait les dreyfusards et les antidreyfusards. Et au milieu de cette tourmente se trouvait l’Armée dont l’honneur semblait lié à une décision de justice qu’elle avait prise envers l’un de ses membres.
L’extrême gauche se déchaîna contre elle et le militarisme était décrit comme
« l’effacement de ce qui nous sépare de la bête et le plus merveilleux agent d’abrutissement des races civilisées ».
La Ligue des Patriotes de Déroulède [3], Maurice Barrès, la Ligue Antisémite de Jules Guérin prirent sa défense en appelant à un gouvernement militaire.
La première victime de cette agitation fut le gouvernement Méline qui tomba sous les coups des radicaux aidés par les nationalistes. Il fut remplacé par le F.˙.M.˙. affirmé Brisson qui, faute d’une majorité suffisante, ne put reprendre la lutte anticléricale et nomma même un radical nationaliste appelé Cavaignac. C’est l’époque du « faux patriotique » du colonel Henry, les passions sont à leur comble et Clemenceau (« cette tête de mort sculptée dans un calcul biliaire » disait Léon Daudet) pouvait railler et écrire dans son journal La Justice : « Allons, Brisson, courage ! Le pape te bénit et l’esprit césarien te protège ». Le désordre politique est indescriptible dans le pays et Clemenceau que je viens de citer, le futur « Père La Victoire » de 1918, est alors un antimilitariste convaincu en pleine traversée du désert pour cause de compromission pendant l’affaire de Panama. Il faut bien être conscient de ce genre de détails qui définissent de bien curieux hommes qui gouvernent dans une bien curieuse époque.
Nous sommes en 1898 et le bruit court que l’Armée prépare un coup d’État dont on connaît même la date : le 16 octobre. La gauche se joue le psychodrame auquel nous sommes aujourd’hui habitués et certains dreyfusards iront jusqu’à ne pas coucher dans leur lit la veille de cette date.
Dreyfus au cœur des contradictions
Le président de la République est le franc-maçon Félix Faure. Un autre curieux homme qui déçoit ses amis des Loges en refusant obstinément de réviser le procès du capitaine Dreyfus, persuadé qu’il est de sa culpabilité. C’est le même homme qui affirme ne pas s’affoler du coup d’État annoncé à cause de sa conviction profonde du manque de courage des grands chefs militaires…
Ce président, par ailleurs flamboyant [4], a la bonne idée de mourir dans des circonstances bien curieuses elles aussi. Il est remplacé alors curieusement par un partisan farouche de la révision du procès de Dreyfus : notre cher Panama 1er, Émile Loubet. Les personnages de l’Affaire des Fiches se mettent en place.
La colère de la droite est à son comble. Dreyfus est extrait de son île du Diable et amené à Rennes pour être rejugé et, bien sûr, innocenté. Les membres du tribunal militaire ont été soigneusement choisis pour cela. Mais les machinations les mieux préparées peuvent avoir des ratés et, contre toute attente, le tribunal militaire confirme la condamnation de 1894 par 3 voix sur 5 et renvoie le capitaine sur son île. Que s’est-il donc passé ? Cela semble incompréhensible même si Alfred Dreyfus a manifestement joué contre son camp, raidi dans une attitude hautaine, « sûr de lui et dominateur », aurait dit De Gaulle… Clemenceau, présent à Rennes et toujours goguenard malgré son dreyfusisme dira de lui :
« Dreyfus est un pied de banc mais est-il seulement dreyfusard ? ».
La F.˙.M.˙. fulmine et Loubet est contraint de gracier Dreyfus. Si l’Armée se tait, « prisonnière de ses mensonges naïfs et d’inénarrables malchances » dira Lyautey, la droite radicale de la Patrie Française crie au scandale. Au Grand Steeple d’Auteuil, le baron de Christiani aplatit le haut de forme du président de la République de plusieurs coups de sa canne à pommeau. Il partira, hilare, en prison pour un an. Ambiance !
À l’Opéra Comique ?
À Paris, Déroulède a tenté un coup d’État d’opérette accompagné de Barrès. Les poches pleines de décrets, de pièces d’or et de proclamations vengeresses, il a voulu entraîner le cheval du général Roget, gouverneur de Paris et ardent antidreyfusard, vers l’Élysée. Le général a refusé et a traîné notre révolutionnaire accroché à la bride de son cheval jusqu’à la caserne de Reuilly d’où Déroulède a refusé de sortir en traitant les militaires de lâches.
De cet épisode d’opéra-comique, la Gauche retiendra avec ravissement une chose : elle n’a rien à craindre de ces militaires légalistes et de ces nationalistes pusillanimes. Elle les a crus redoutables mais elle s’est trompée. Elle va pouvoir passer aux choses sérieuses.
Patrice MORES
Extrait du n° 761 (septembre 2020) – Pour lire la suite de cet article, commandez ce numéro ou abonnez-vous !
[1] – NDLR : La première partie de cette étude a paru dans notre précédent numéro (759-760, juillet-août 2020).
[2] – Antoine Blatin, Grand Maître du Grand Orient de France en 1894-95, initié le 14 décembre 1864 dans la loge L’Avenir à Paris. Spécialiste des rites maçonniques, il sera au parlement l’initiateur de la loi sur l’incinération.
[3] – NDLR : À son sujet on peut contacter Les Amis de Paul Déroulède aux bons soins de Jean-Pierre Hamblenne (BP 19, B-1420 Braine-l’Alleud, Belgique) et voir ses livres sur www.chire.fr.
[4] – Ce qui lui valut le surnom de « président Soleil » !
Bonjour Madame Monsieur,
J’ai laissé un une demande de contact avec Monsieur Patrice MORES;
A ce jour je n’ai pas de retour, pourriez-vous lui faire parvenir ma demande.
Monsieur Frank BAUGIN