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Lu dans Valeurs actuelles n°4257 du 28 juin au 4 juillet 2018. La nouvelle directrice de la CIA, nommée par Donald Trump, est la première femme à occuper ce poste. Critiquée pour son rôle dans le programme d’interrogatoires poussés, elle a dédié sa vie à la protection des États-Unis.
Il y a bien longtemps, dans une zone de conflit lointaine et confidentielle, des soldats iraniens ont débarqué sans prévenir au cours d’une réunion secrète à laquelle elle assistait. En quittant les lieux précipitamment, l’espionne américaine s’est alors retrouvée au péril de sa vie sous le feu ennemi. Elle a, depuis, gardé la balle qui a crevé le pneu de son véhicule, en souvenir des risques pris tous les jours par les agents de la CIA partout dans le monde pour protéger les États-Unis. Après avoir gravi tous les échelons de la hiérarchie en trente-trois ans d’engagement, Gina Haspel, nommée par le président Donald Trump, est devenue en mai, la première femme à diriger l’Agence centrale de renseignement en plus de soixante-dix ans.
Critiquée par les démocrates et les organisations de défense des droits de l’homme pour son rôle joué dans le programme de détentions secrètes et d’interrogatoires poussés de la CIA, la directrice de 61 ans parachève pourtant une carrière exemplaire passée dans l’ombre des opérations clandestines. Native du Kentucky, Haspel a grandi sur des bases militaires et pensé intégrer West Point, avant d’apprendre que l’académie refusait les femmes. « Mon père ayant servi dans l’armée, ça a été pour moi une affinité naturelle. Je voulais vivre des aventures outre-mer pour satisfaire mon amour des langues étrangères, a-t-elle expliqué. La CIA a tenu ses promesses. »
Déployée pour la première fois en Afrique, à la fin de la guerre froide, Haspel recrute des agents en Éthiopie, survit à un coup d’État et aide même Mère Teresa, qui craint des pénuries de blé, à contacter le président Reagan ! Celle qui parle l’espagnol et le français, apprendra le turc et le russe en missions en zones Eurasie (Ankara) et Europe (Londres). « Gina est pondérée, modeste et très expérimentée, note Carmen Medina, ex-directrice adjointe du renseignement. Au siège de la CIA, je portais toujours les problèmes difficiles à son attention, sachant qu’elle serait de bon conseil et objective. Elle pensait d’abord à ce qui était le mieux pour la nation et l’organisation. » Rapidement, cette travailleuse acharnée multiplie les coups d’éclat.
À son arrivée à Bakou, en Azerbaïdjan, Gina Haspel est accueillie avec scepticisme par ses collègues masculins. « Je n’arrive pas à croire qu’ils vous aient envoyée ici », lui lance l’un d’eux. En 1998, elle organise pourtant une opération qui permet l’arrestation de deux terroristes liés aux attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, la même année. Un succès qui lui vaut une décoration parmi d’autres. Mais côté personnel, c’est le néant. « Je n’ai absolument aucune vie en dehors du boulot », avoue alors cette femme divorcée et sans enfants. Puis, le combat contre Al-Qaïda s’intensifiant, Gina demande son transfert au centre antiterroriste.

Il faut « l’attendrir » comme un « bon steak »

Comme un symbole, elle intègre la division le 11 septembre 2001, jour des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone. Haspel est en première ligne dans la  » guerre contre la terreur « , dont les méthodes musclées feront scandale. Entre octobre et décembre 2002, elle devient chef de base du premier  » site noir  » de la CIA, une prison secrète en Thaïlande, baptisée  » Œil de chat « , où deux suspects de la nébuleuse de Ben Laden sont soumis aux techniques d’interrogatoires dits  » renforcés « , approuvées par l’administration Bush et qualifiées depuis de  » torture  » par leurs opposants. Sous son autorité, seul le cerveau saoudien de l’attentat contre l’USS Cole, Abd al-Rahim al-Nashiri, subit trois fois le simulacre de noyade. Il faut « l’attendrir » comme un « bon steak », explique un agent au détenu en pleurs, nu et cagoulé.
« Gina est une dure à cuire. Elle écoute tous les avis mais prend les décisions qui s’imposent. Elle n’est pas idéologue, c’est une patriote », confie un ancien haut cadre de la CIA. Ainsi en 2005, quand, bras droit de Jose Rodriguez, directeur du service clandestin national, elle rédige à sa demande un câble ordonnant la destruction « à la déchiqueteuse » de 92 vidéos d’interrogatoires pour protéger les identités des agents impliqués, après la publication d’articles de presse évoquant ces méthodes. La décision, validée par des avocats de l’Agence et qu’elle « défend » loyalement, a été prise sans l’aval de la direction, du Département de la Justice (DoJ) et de la Maison-Blanche, ce qu’elle ignorait. Haspel sera d’ailleurs blanchie par une enquête interne, puis épargnée par le DoJ.
C’est donc sans surprise que la nomination par Trump, en mars, de la directrice adjointe à la tête de la CIA, à la place de Mike Pompeo, parti au Département d’État, suscite la polémique. « Son rôle précis dans le programme illégal de torture n’est pas connu, mais cela importe peu, remarque Laura Pitter, juriste senior à l’ONG Human Rights Watch. Ce que nous savons déjà est alarmant et suffit à la disqualifier. » Selon Glenn Carle, ancien agent sous couverture, Haspel serait même « un des deux hauts responsables » du programme, ce que démentent plusieurs officiels. Au siège de la CIA, ses rares contempteurs lui ont trouvé un surnom:  » Gina la sanguinaire « .
Au Capitole, des élus réclament, eux, la « transparence » sur son implication. En vain. « Ses antécédents la rendent inapte pour le poste », dénoncent des sénateurs progressistes. Face aux critiques et aux réserves de la présidence, qui redoute que le Sénat refuse de confirmer sa nomination, Haspel finit par proposer à la Maison-Blanche le retrait de sa candidature pour éviter une débâcle et préserver sa réputation et celle de la CIA. Mais les conseillers de Trump l’en dissuadent. Les démocrates n’en veulent pas « parce qu’elle est trop dure avec les terroristes », ironise le président.
Pour corriger les erreurs de la presse, la CIA organise aussi une campagne de séduction. Dans une lettre, 72 anciens officiels de l’Agence apportent leur soutien à Haspel, tout comme John Brennan, Leon Panetta et Michael Hayden, directeurs sous Bush et Obama. « J’ai hérité de mes parents une conscience morale, il n’y aura jamais plus de programme d’interrogatoire », promet-elle au Congrès, sans exprimer ni excuses, ni regrets. Le Parti républicain, lui, préfère l’argument féministe. « Gina est un symbole de diversité pour les femmes de la CIA, confirme Carmen Medina. Son style compétent et discret est un changement bienvenu dans la culture  » cow-boy  » de la CIA. » Le 17 mai, le Sénat approuve sa nomination par 54 voix contre 45, grâce à 6 démocrates.
La nouvelle patronne, qui a dévoilé ses ambitions pour l’Agence, veut étendre sa présence à l’étranger, y améliorer la formation linguistique et la préparer à l’ère cybernétique. Dans son radar : l’Iran, la Corée du Nord, la Chine et la Russie. « Son plus grand défi est de collaborer avec le président Trump, dont l’opinion sur la Russie est très différente de celle de la quasi-totalité des experts et de nos alliés », analyse John Sipher, ex-directeur des opérations russes. Gina Haspel est à la hauteur. « Je connais par cœur la CIA et les menaces auxquelles nous faisons face », a-t-elle rappelé. Les ennemis de l’Amérique sont prévenus.

Par Amaury Brelet

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