Église catholique : « Mai 68 » et modernisme pédagogique

Lu dans la Correspondance européenne 352 du 30 juin 2018. Dans un article sur « Mai 68 la révolution du néant », j’insistais sur l’essentialité du caractère de révolution culturelle de la contestation de 1968 en tant que véhicule d’une nouvelle vision totalisante de la connaissance qui venait remplacer de but en blanc, de manière anti-éthique et manifeste le précédent.

La pensée annihilante de Sartre et des nouveaux philosophes – qui constituait clairement l’arché dans lequel se développait l’ensemble du prétendu renouvellement pédagogique de la contestation estudiantine – était très actuel en 1968 mais ne constituait que la dernière version mise à jour de cette philosophie post-moderne qui, à partir de Kant, à partir de la révolution dite française, avait fermé à l’homme les portes de la vie surnaturelle, réduisant la religion à un fait tout au plus personnel, redimensionnant l’Église dans ses valeurs et son magistère universel. Cependant, pour l’Église – laquelle, il faut le rappeler, exerce son action éducative tant dans les écoles de la société civile au travers d’accords pris avec les États que directement au travers des écoles catholiques – cette pensée philosophique sceptique, athée et agnostique devait être considérée comme un danger tout compte fait moins insidieux parce qu’extérieur, que le modernisme, qui en revanche couvait en son sein et s’insinuait tant dans les méthodes d’enseignement des maîtres catholiques que dans la manière d’apprendre des disciples catholiques, futur corps enseignant. Au lendemain de l’Encyclique Pascendi, le modernisme démontrait de n’avoir en rien renoncé à sa lutte contre la foi, les dogmes et la tradition, selon le sinistre vœu de l’hérétique Ernesto Buonaiuti : « un jour viendra où notre foi intime, débordant de nos âmes et demandant la reconnaissance officielle au sein du chœur de solidarité qu’elle a su se gagner, rompra les barrières limitées de l’orthodoxie catholique et recueillera en son sein ceux qui opèrent religieusement le bien parmi les hommes. Ce jour-là, la théocratie du Vatican, tout comme le Grand Prêtre de Jérusalem, aura accompli, et sans gloire, sa mission dans le monde ». Gherardini enseignait, dans son magistral Quod et tradidi vobis, que la finalité unique du modernisme a toujours été celle de renverser le principe de la « parfaite union de pensée et d’intentions » (« eodemsensueademque sententia »: 1 Co 1,10) des membres de l’Église.

Ce jour souhaité par Buonaiuti commença à pointer avec le Concile Vatican II lequel, comme chacun sait, renouvela l’Église intra et extra, la faisant devenir « pastorale », « non dogmatique », « idéologique », « miséricordieuse », « ouverte », « collégiale », « amicale », « sensible aux besoins », « compréhensive », « œcuménique », « au service », « démocratique, sociale et solidaire ». Tout un système de motivations et de fonctions et une nouvelle terminologie venait supplanter et s’affirmer sur sa nature originale : catholique, dogmatique, hiérarchique, juridique, papiste, romaine, curiale, si « vieille et immobiliste » en ce que – comme on l’en accusait – éloignée du quotidien. Cette fois, le modernisme avait été fait entrer par la porte principale d’un concile « catholique » et avait frappé les interna corporis de l’Église au travers d’une opération très simple : grâce à des variations herméneutiques ad hoc, on avait fait tourner l’axe ecclésial dans un sens historiciste, le coupant de l’Écriture et de la Tradition du Magistère, séparant donc les deux sources de la Révélation de leur dépendance apostolique pour la lier en revanche au cours de l’histoire en correspondance à des événements, des faits, des attentes, des pressions et des situations totalement émergentes et contingentes. A juste titre, Roberto de Mattei, dans son Histoire du Concile, parle de « corrélation » entre le Concile et le mouvement estudiantin de mai 68, démontrant que « le tournant conciliaire » – qui ne peut être tenu pour la cause de la contestation – toutefois « favorisa à son tour l’explosion de la révolte estudiantine ». Il est exact de parler de « corrélation » entre les deux événements qui, à quelques années de distance seulement l’un de l’autre, déterminèrent le XXème siècle comme peu d’autres, parce que la corrélation, qui exclut la conséquentialité, laisse toujours entrevoir un terrain commun entre deux éléments. Ici, le terrain de la corrélation consistait dans l’arrière-plan commun que l’école laïque et l’Église engagée dans l’instruction se trouvaient derrière elles et auquel tant l’une que l’autre devaient puiser dans leurs respectives actions éducatives : ce terrain commun avait été abondamment engraissé tant par cette philosophie nihiliste que par ce néo théisme moderniste, de telle manière que l’élève laïc et l’élève catholique finissaient pas apprendre les mêmes choses. Les deux modèles éducatifs, le laïc et le catholique, présentaient en effet la même caractéristique d’obéir au pluralisme culturel et à l’autonomie de l’enseignement. Ce fut en somme l’élément éducatif et culturel qui fournit l’élément de conjonction permettant de corréler le Concile et le mouvement de mai 68 et qui produisit d’un côté un clergé toujours plus intolérant aux contrôles formels et de mérite de l’Église et de l’autre une génération contestatrice au nom du néant. Le produit commun fut une culture hétérogène, non sélectionnée, qualitativement de mauvaise qualité et incontrôlée, une culture désobéissante et rebelle, facilement attaquable par l’erreur. Les paroles de Don Milani sur sa méthode d’enseignement à l’école de Barbiana auraient pu aussi bien se trouver sur la bouche d’un chef ou sous-chef de Lotta continua. « Il faut avoir les idées claires en matière de problèmes sociaux et politiques. Il ne faut pas être interclassistes mais engagés ».

Le Père Ernesto Balducci, grand estimateur de Don Milani, écrivait que le prêtre de Barbiana « ne transmettait pas aux jeunes une annonce religieuse mais un message prophétique et messianique dont le point culminant est le passage de l’état d’inertie à l’état de liberté, de l’état de subordination à l’état d’autonomie ».

Dès lors on peut se demander si tant Don Milani que le Père Balducci ne se rendaient pas compte de se mouvoir, au maximum, dans le cadre de l’éducation civique et non pas du Christianisme. Des personnages tels que Don Lorenzo Milani, Don Primo Mazzolari, le Père Ernesto Balducci, le Père David M. Turoldo, Don Enzo Mazzi, Don Zeno Saltini, Don Giovanni Franzoni, Don Andrea Gallo et les nombreux autres qui ont cherché à conjuguer l’Évangile et la praxis communiste et ont interprété leur vie comme mission en vue du rachat des plus petits, ont en commun un équivoque de fond : ils ont toujours montré croire dans le fait que la vérité, surtout la vérité évangélique, est le résultat de la créativité personnelle, de l’expérience et non pas en revanche d’un lumen que l’intellect trouve par foi et ne crée pas. Ils ont été des champions de l’idéal moderniste en ce qu’ils ont parcouru la voie principale tracée par le modernisme, à savoir le sentiment, considérant que l’âme religieuse tire seulement d’elle et non d’autres, l’objet et le motif de sa foi et sur cette idée personnelle (sentiment) de foi, ils ont conduit leur action, imputant à l’Église de ne pas savoir s’aligner sur leurs points de vue particuliers (sentiment).

Tous ceux-ci, en tant qu’éducateurs à divers titres et de la même manière que la génération contestatrice de mai 68 qui luttait contre un modèle d’études qualifié d’oppressif, ont considéré que le but de l’enseignement était seulement de créer des expériences, reléguant dans le concept de notionnisme tout type de connaissance étrangère au vécu. Corollaire : la déviation pédagogique moderniste, du moment qu’elle considère comme connaissance seulement ce qui est expérience ou vécu, a des conséquences néfastes également quant à la connaissance du bien et du mal. Si la connaissance des néo théistes consiste seulement dans l’expérience alors la distinction catholique entre ordre réel, qui répond au vécu, et ordre idéal, qui répond à l’intellect disparaît et ainsi – selon l’erreur moderniste – le mal deviendrait seulement ce qui est expérimenté alors que n’existerait plus le mal intentionné ou imaginé. Cependant, cela n’est pas connaissance parce qu’est connaissance quand le mal est présent à l’esprit et est connaissance l’expérience actuelle du mal : la valeur de la chasteté par exemple, plus elle est connue et moins elle est expérimentée. Le développement de l’erreur moderniste dans le domaine de la morale porterait beaucoup plus avant jusqu’à impliquer, tout à fait naturellement, la vérité.

Par Giovanni Tortelli

 

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