À l’heure où nous bouclons ce numéro, et avant même d’avoir fait acte de candidature, Éric Zemmour se trouve crédité par les instituts de sondage de 10 % des intentions de vote [1]. La progression est spectaculaire : en juin dernier, il recueillait 5 % [2]. Manifestement, il siphonne l’électorat de Nicolas Dupont-Aignan (2 %) et mord sur les clientèles respectives de Marine Le Pen (19 %) et du « candidat de la droite et du centre », qu’il s’agisse de Xavier Bertrand (14 %) ou de Valérie Pécresse (13 %).
Son dernier livre – La France n’a pas dit son dernier mot – est en tête des ventes. Certes le Conseil supérieur de l’audiovisuel contraint la chaîne Cnews (et autres media dans lesquels Zemmour officie) à suspendre son émission quotidienne, qui rassemblait en moyenne 681 000 téléspectateurs, mais il tire moralement avantage de cette censure déguisée, manifestement orchestrée en haut lieu.
Zemmour opère donc une rentrée en fanfare et semble devoir imposer aux candidats aux prochaines élections présidentielles le choix des thèmes : « Je pense que celui qui gagne la présidentielle, c’est celui qui impose sa question, à laquelle il a sa réponse » a-t-il claironné le 15 septembre sur RTL. Et d’enchaîner : « La question fondamentale qui taraude les Français, c’est l’immigration. […] La question de la civilisation française est posée. Je veux imposer cette question, en candidat ou pas en candidat. »
En vérité, et plusieurs observateurs n’ont pas manqué de le souligner, il y a belle lurette que Jean-Marie Le Pen et le Front national ont imposé la question de l’immigration au cœur du débat politique français. Seulement, la dédiabolisation du Front national devenu Rassemblement national a un double effet : d’une part la question de l’immigration est à son tour dédiabolisée et n’est donc plus préemptée par le RN, d’autre part « la question de la civilisation française », sans doute bien plus fondamentale encore, n’est plus assumée par les héritiers de Jean-Marie Le Pen qui ont manifestement désappris à parler Barrès ou Maurras.
La nature a horreur du vide. À longueur de tribunes et de livres, Zemmour a progressivement investi le champ de la civilisation française en péril de mort. Au point de rappeler désormais régulièrement, même s’il se revendique républicain, que la République et la France sont choses distinctes.
Il n’en fallait pas plus à Alain Minc, arbitre condescendant des élégances, pour voir dans Zemmour « l’arrière-petit-fils adoptif de Maurras » ! (« Zemmour ou le refus de la complexité française », Le Figaro, 10 septembre 2021).
« Zemmour aurait été un assimilé parfait en se contentant d’être gaulliste. Quel inconscient profond, quelles motivations […] l’ont-ils poussé à inventer ce rôle : ressusciter Maurras, essayer d’exercer la même attraction magnétique que l’auteur de Kiel et Tanger sur la droite, la droite extrême, l’extrême droite ! »
Tellement sûr de son bon droit, Minc semble ne pas même se rendre compte qu’en distribuant du haut de son Olympe les brevets de républicanisme et en fixant à ses coreligionnaires les limites à ne pas franchir, il prend lui-même la responsabilité d’accréditer la thèse de la « République juive » et celle des « quatre États confédérés ».
Mais est-on bien assuré que Zemmour soit l’arrière-petit-fils adoptif de Maurras ? « De Clovis au comité de Salut public, j’assume tout », répète-t-il avec Bonaparte, son maître. Zemmour peut, à la façon des conservateurs du XIXe siècle, critiquer la Terreur révolutionnaire, il assume purement et simplement l’héritage de la Révolution et des Lumières. Zemmour n’est donc nullement contre-révolutionnaire. S’il a lu Maistre ou Maurras, ce dont on ne peut que le féliciter, il n’en est point le disciple.
« J’ai découvert Maurras très tard, vers 40 ans, avec Kiel et Tanger, ouvrage formidable. […] Pendant longtemps Kiel et Tanger est resté ma seule lecture de Maurras. Devant l’Allemagne éternelle ne viendra que bien après. Fondamentalement, je ne suis pas monarchiste, mais bonapartiste. J’admire la monarchie française, mais je comprends la Révolution. Je vois comment Bonaparte essaie de synthétiser les deux, c’est-à-dire à la fois le mérite, l’égalité – pas l’égalitarisme – et la hiérarchie, la hiérarchie restaurée. » (Entretien donné à La Revue des Deux Mondes, juin 2015)
Certes Zemmour pose la question de la civilisation française, mais il ne s’attaque qu’aux métastases du mal qui la ronge, faute de s’attaquer à sa racine : l’anti-France enfantée par les Lumières et consacrée par une Révolution certes « fixée aux principes qui l’ont commencée » (disait Bonaparte à l’issue du 18 Brumaire), mais jamais, jusqu’ici, terminée. On est donc tenté de retourner à Zemmour la citation attribuée à Bossuet et qu’il aime asséner à tout-va : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
Rien de nouveau sous le soleil. Éric Zemmour n’est ni le premier, ni probablement le dernier, à nous proposer non pas la contre-révolution, mais une révolution contraire. On peut partager certains de ses combats. On peut également considérer avec sympathie sa trajectoire intellectuelle. On peut même, à la façon des disciples de Maurras, et à supposer que le vote puisse avoir une quelconque utilité, envisager de pratiquer à son endroit le « compromis nationaliste ». Nous ne devons cependant pas nous masquer à nous-mêmes tout ce qui nous sépare d’Éric Zemmour, ni laisser les générations montantes se former en tout et pour tout à son écoute. Ne laissons pas le prétendu « arrière-petit-fils adoptif » supplanter Maurras, ou a fortiori Maistre et Bonald.
[1] – Harris Interactive, Challenges, 14 septembre 2021.
[2] – IFOP, Le Point, 16 juin 2021.
La lecture de cet article extrait du numéro 774 (octobre 2021) de Lectures Françaises vous est offerte en intégralité. Pour découvrir le sommaire du numéro et le commander, c’est ICI !
[…] a rendu publique, le 8 septembre dernier, une « expertise juridique » mentionnant qu’Éric Zemmour serait devenu une « personnalité politique », justifiant que son temps de parole dans les […]