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Une question qui « fâche » : celle de l’abstention

ByJérôme Seguin

Juil 20, 2017

Une question qui « fâche » : celle de l’abstention

Pendant de très, très longues années, le fait de s’abstenir de participer à un scrutin électoral (« de la plus haute importance », c’est-à-dire national, pour désigner soit le président de la République, soit les « représentants du peuple », à savoir les députés à l’Assemblée nationale) était considéré comme un refus de prendre part aux grandes décisions qui « engagent » notre pays, assimilé à une « faute citoyenne » très grave [1].

Ne revenons pas sur les différents arguments pour ou contre cette attitude ; nous les avons déjà suffisamment exprimés ici. Mais le taux très élevé de non votants (près de 60 %) aux dernières élections législatives (auxquels il faut ajouter les 10 % de bulletins blancs ou nuls – non reconnus comme suffrages exprimés, tandis que les électeurs qui les ont glissés dans les urnes se sont bien prononcés, tout de même et on ne comprend pas très bien pourquoi ils sont considérés comme non exprimés ! – soit environ 70 % de personnes qui ont affiché que le choix ou les candidats qui leur ont été proposés ne correspondaient pas à leur attente ou leurs affinités) marque bien une sorte de « dégoût » des Français pour le « choix politique » tel qu’il est désormais imposé par les responsables qui ont la prétention de diriger le pays. Et s’entendre reprocher qu’un tel manque d’intérêt pour les élections est une « insulte à la démocratie » dépasse les bornes du bon sens !

*

Je crois que c’est Jean-Luc Mélenchon qui, au vu de ce constat « abstentionniste », a dit que « les électeurs ont fait la grève », ce qui en a offusqué plus d’un. Pourquoi donc ? Aujourd’hui, en France, et depuis de très nombreuses années, a été officiellement et légalement institué le « droit de grève ». A tout moment (et cela s’est produit à de très nombreuses reprises dans notre histoire récente) toute profession ou corporation ou corps de métiers, non satisfait de ses conditions de travail ou de ses rémunérations estimées insuffisantes (employés de la SNCF et de la RATP, postiers, transporteurs routiers, fonctionnaires, etc.) se met, sans état d’âme, en grève en vue d’exercer une pression sur les employeurs ou même les pouvoirs publics et, ainsi, obtenir satisfaction à leurs revendications (et cela, toujours au détriment des usagers, bien sûr, qui, eux n’ont aucun moyen de recours ou de protestation pour manifester leur mécontentement, dont les grévistes se moquent éperdument !).

Pourquoi donc les électeurs seraient-ils privés du même droit quand ils estiment que les conditions électorales qui leur sont imposées ne leur donnent pas satisfaction ? A quel titre ce droit ne leur est-il pas officiellement reconnu et accordé ? Il nous semble qu’il y aurait là un minimum de logique et même de légitimité.

A ce propos, l’un de nos amis et très fidèles lecteurs nous a communiqué au début du mois de mars dernier, en pleine « ébullition électoraliste » un texte d’Octave Mirbeau (écrit à la fin du XIXe siècle) prônant La grève des électeurs. Nous avions jugé prudent de ne pas le publier à ce moment-là, afin d’éviter d’ « envenimer » les polémiques. Aujourd’hui, en raison du constat déplorable que fait le « peuple souverain », devant le pitoyable « spectacle » qui nous a été présenté (à l’exception, bien sûr des milieux auto-satisfaits dans lesquels se meuvent la plupart des politiciens et des media), il nous semble opportun de porter cet article à votre connaissance ; ce qui permet de constater que malgré 130 années d’écart, très peu de choses ont changé dans le marigot des hautes sphères gouvernementales [2].

En voici donc la reproduction [3].

La grève des électeurs

(Le Figaro, 28 novembre 1888)

Une chose m’étonne prodigieusement – j’oserai dire qu’elle me stupéfie – c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?

Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous l’attendons.

Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés (…) ; je comprends tout. Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire 1’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin !

Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer – ô folie admirable  et déconcertante – des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain. Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait. Mais les autres ?

Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté » (…) Comment y en a-t-il encore (des hommes politiques) si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?

À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?…Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ?

Qu’est-ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls des candidats, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat. Et c’est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.

Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.

Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et  qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences,  et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.

Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse  ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin du feu, les philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines.

Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.

Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.

Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève.

(fin du texte d’O. Mirbeau)

(Lire la suite dans notre numéro)

Jérôme SEGUIN

[1] – A tel point que certains élus ont émis la suggestion de sanctionner financièrement les « délinquants » qui négligeraient de se déplacer un jour d’élections, voire de les déchoir de leurs droits civiques !

[2] – On ne peut dire que Mirbeau (1848-1917) fut un écrivain très recommandable, son œuvre étant composée d’ouvrages le plus souvent très réalistes. Cependant, Henry Coston disait dans le tome I de son Dictionnaire de la politique française (p. 510), dans la notice « Les Grimaces » : « journal hebdomadaire, traditionaliste et conservateur, fondé en 1887 par Octave Mirbeau que l’on vit, un peu plus tard, anticlérical, farouche pourfendeur des traditions nationales et adversaire fougueux de l’armée et de la droite ».

[3] – Nous y avons supprimé quelques courts passages qui font allusion à des noms ou à des faits bien oubliés de nos jours et qui n’ajoutent rien à la démonstration générale de Mirbeau.

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