Dès avant 1789, Louis XVI avait entamé le processus qui devait conduire à l’émancipation des Juifs du royaume, alors que le peuple maintenait contre cette communauté d’anciennes préventions.
Lu pour vous dans La Nouvelle Revue d’Histoire.
Il n’existait pas en France, au début du règne de Louis XVI, de communauté juive homogène. Les «Bordelais», venus pour la plupart du Portugal et d’Espagne, étaient en voie d’assimilation, de même que «les Juifs du Pape», originaires d’Avignon ou du Comtat Venaissin. Il en allait tout autrement des Juifs de l’Est, originaires d’Allemagne, installés en Alsace et en Lorraine, qui demeuraient l’objet de multiples discriminations et subissaient couramment l’hostilité des populations chrétiennes.
LA PERSISTANCE D’ANCIENNES DISCRIMINATIONS
De toutes les vexations pesant sur les Juifs, celle du péage corporel, dite aussi «impôt du pied fourchu», était celle qui offensait le plus le souci de la justice et de la dignité humaine si caractéristique de l’esprit des Lumières : pour circuler d’une ville à l’autre, chaque Juif était contraint de payer une taxe, perçue à l’entrée de la cité où il se rendait. Louis XVI décida d’abolir cette pratique par un édit de janvier 1784. Six mois plus tard, le 10 juillet, des lettres patentes précisaient les droits nouveaux reconnus aux Juifs d’Alsace, en même temps que les limites fixées au processus d’émancipation.
Les décisions du souverain se heurtèrent à l’opposition déterminée du Parlement de Paris, qui considérait comme «infiniment dangereux» un texte contenant la reconnaissance publique «que les Juifs ont un droit d’habitation dans le royaume».
Les résistances au processus d’émancipation allaient se révéler encore plus vigoureuses à propos de l’affaire de Strasbourg, qui ne sera toujours pas résolue au moment où débutera la révolution de 1789.
Depuis la fin du XIVe siècle, il était formellement interdit aux Juifs d’habiter la grande cité rhénane et d’y acquérir des biens immobiliers. Ceux qui se rendaient en ville pour leurs affaires devaient en sortir tous les soirs au son d’un cor, plus tard d’une cloche. Quand Strasbourg fut rattachée en 1681 à la France, Louis XIV promit de respecter la loi municipale et les mesures relatives aux Juifs furent maintenues.
C’est contre cette discrimination que va se dresser le Juif Cerf Beer, grossiste en foin et fournisseur aux armées, installé avec toute sa famille à Bischheim, à une lieue de la grande cité alsacienne. Énergique, intelligent et honnête, reconnu comme un juge intègre au sein de sa communauté, Cerf Beer avait rendu d’importants services comme fournisseur de la cavalerie royale dans les provinces d’Alsace et de Lorraine. Louis XVI lui avait accordé le titre de «directeur des fourrages militaires». Il était devenu par ailleurs conseiller commercial du landgrave de Hesse-Darmstadt, du palatin des Deux-Ponts et des princes de Nassau.
CERF BEER EN APPELLE AU POUVOIR ROYAL
Un personnage si important ne pouvait que difficilement supporter l’interdiction faite aux Juifs de séjourner à Strasbourg où l’appelaient constamment ses activités au service de l’État. Il obtint donc tout d’abord, grâce à une intervention particulière du duc de Choiseul, le droit de s’y installer pour la durée de l’hiver 1767-1768. Quelques mois plus tard, une requête du marquis de Monteynard lui permet de prolonger, pendant l’été, son séjour dans la ville où le roi «souhaite qu’il demeure pendant toute l’année ».
Le 20 novembre 1771, Cerf Beer obtient des magistrats strasbourgeois de prolonger sa résidence, été comme hiver, dans la cité alsacienne. Dès le 16 janvier de cette même année, onze mois avant d’avoir reçu l’autorisation exceptionnelle de séjourner à Strasbourg comme locataire, il s’était rendu secrètement acquéreur, sous le nom d’un tiers, de l’hôtel de Ribeaupierre, propriété de son Altesse Sérénissime le duc des Deux-Ponts.
L’intermédiaire obligeant était le chevalier de La Touche, lieutenant-général des armées du roi. La première vente fut réalisée à Strasbourg chez le notaire Lacombe et la seconde fut enregistrée, sous seing privé, le même jour, chez le notaire König de Colmar.
Une fois l’immeuble acquis, Cerf Beer procède à une série de locations dans d’autres parties de la ville afin d’y installer d’autres membres de sa famille, notamment ses gendres, associés à ses affaires. Ce n’est qu’en 1784, à la mort du chevalier de La Touche, que l’administrateur des fourrages se découvre comme propriétaire de l’hôtel de Ribeaupierre.
Les magistrats de la ville refusent d’emblée d’accepter le fait accompli et font valoir que même un chrétien sans droit de bourgeoisie, n’eût pu, sans permission particulière, acquérir l’immeuble en question. Cerf Beer présente alors des lettres patentes de Louis XVI qui, datées de mars 1775, lui accordent «les mêmes droits, facultés, exceptions, avantages et privilèges dont jouissent les sujets naturels ou naturalisés ».
Ce qui permet au bénéficiaire «d’acquérir par achat, donation ou legs, succession ou autrement, tenir et posséder dans notre royaume tous biens meubles et immeubles de quelque nature qu’ils puissent être.» Les autorités municipales arguent immédiatement que l’acquisition clandestine de l’hôtel de Ribeaupierre datait de 1771 et ne pouvait être justifiée par une décision royale prise quatre ans plus tard. Louis XIV s’étant engagé, en 1681, à respecter l’autonomie de Strasbourg, la ville ne pouvait accepter l’état de fait qui lui était imposé et une protestation fut immédiatement adressée à Versailles.
AUTONOMIE MUNICIPALE CONTRE VOLONTÉ ROYALE
Les magistrats strasbourgeois proposent de ne pas inquiéter Cerf Beer, locataire de trois maisons dans la ville, mais exigent qu’il les quitte une fois accomplies les missions qu’il remplit au service du roi. Le principal intéressé réclame, pour sa part, l’application pure et simple des lettres patentes de 1775. Il insiste sur l’intérêt public de son négoce et stigmatise habilement l’opposition que manifeste Strasbourg à l’autorité royale.
Il sait d’autre part qu’il peut compter à la Cour sur de nombreux appuis, ceux notamment du marquis d’Argenson, du maréchal de Contades et du comte de Ségur. Se jugeant en position suffisamment forte, Cerf Beer va même revendiquer davantage, en suggérant à Louis XVI d’étendre à ses coreligionnaires méritants la mesure dont il a bénéficié. Strasbourg réplique en refusant d’admettre en ses murs les « sangsues » qui vont ruiner ses habitants.
Le gouvernement royal décide alors d’envoyer en Alsace un commissaire chargé d’enquêter sur place. Les rapports que celui-ci adresse au maréchal de Ségur et au comte de Brienne font état des efforts infructueux qu’il a déployés pour convaincre les autorités municipales. Il rend compte également de l’extrême inquiétude de la bourgeoisie locale qui redoute une décision favorable à Cerf Beer comme «le fléau le plus destructeur qu’il y ait à appréhender».
La situation apparaissait ainsi comme passablement bloquée. Louis XVI peut difficilement se déjuger en ce qui concerne ses lettres patentes de 1775, mais il lui est également impossible d’imposer une mesure aussi impopulaire, d’autant que, le 22 janvier 1788, une commission de l’Assemblée provinciale d’Alsace est intervenue à Versailles en faveur de Strasbourg.
LA MISSION CONFIÉE À MALESHERBES
Placé devant ce délicat problème, le roi institue une commission dont la présidence est confiée à Malesherbes. Attaché aux idées philosophiques de l’époque, membre du ministère réformateur de Turgot, cet ancien président de la Cour des Aides est revenu aux affaires en 1787 pour contribuer à la préparation de l’édit accordant l’état civil aux protestants. Il est donc tout désigné pour se pencher sur le problème de la situation des Juifs et la tradition veut que le souverain lui aurait confié cette mission en ces termes : «Monsieur de
Malesherbes, vous vous êtes fait protestant et moi je vous fais juif».
Les membres de la commission sont choisis parmi les intendants qui ont eu en charge des provinces où vivaient des Juifs et parmi les représentants les plus distingués de la communauté juive elle-même (Furtado et Gradis pour Bordeaux, Cerf Beer pour Strasbourg, Lazard et Trenel pour Paris).
La tâche de la commission est d’autant plus délicate que les Juifs de Bordeaux, déjà très assimilés, refusent absolument d’être confondus avec ceux de l’Est. À l’issue des travaux, le mémoire transmis par Malesherbes à Louis XVI prévoit une émancipation graduelle, les lettres de naturalisation étant accordées progressivement, en fonction des services rendus. On n’envisage pas encore l’émancipation générale des Juifs d’Alsace et certaines des limitations prévues en 1784 auraient sans doute été maintenues, notamment l’exclusion des Juifs de la magistrature.
Le déclenchement de la Révolution fait que les décisions en préparation échappent au pouvoir royal pour passer à l’Assemblée constituante. Une véritable unanimité anti-juive se manifeste dans les cahiers de doléances alsaciens et lorrains, seuls les nobles apparaissent plus libéraux. Les troubles de l’été 1789 obligent même plusieurs milliers de Juifs alsaciens à se réfugier en Suisse mais, le 31 août 1789, leurs représentants, conduits par Cerf Beer, viennent présenter leurs doléances à l’Assemblée où ils sont soutenus par Mirabeau, l’abbé Grégoire, Rabaut Saint-Étienne — qui avait obtenu deux ans plus tôt l’octroi de l’état civil aux protestants — Clermont-Tonnerre, Barnave et Robespierre.
À la fin du mois de décembre, l’Assemblée accepte de donner l’égalité totale aux protestants, aux comédiens et au bourreau mais la refuse aux Juifs, par 408 voix contre 403. Un mois plus tard, les Juifs du Sud-Ouest et d’Avignon deviennent des citoyens à part entière. Ce n’est pas le cas des Juifs d’Alsace. La province s’agite et ses représentants emmenés par l’Alsacien Jean-François Reubell, s’opposent vigoureusement à toute émancipation. Ce n’est que le 27 septembre 1791, au moment où elle est sur le point de se séparer, que l’Assemblée révoque, à la demande de Duport, « tous les ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs. »
L’émancipation est donc péniblement acquise et c’est Louis XVI qui, en sa qualité de chef de l’exécutif, ratifie, le 13 novembre 1791, sans user de son droit de veto, la loi ainsi votée par les constituants.
Philippe Conrad
La Nouvelle Revue d’Histoire hors-serie n°14 printemps-été 2017