Le Procès de Tokyo. Entretien avec Yûichirô Ôoka

Le Procès de Tokyo. Entretien avec Yûichirô Ôoka

Paul de Lacvivier : Nous avons lu avec plaisir votre livre Le Procès de Tokyo [1], qui traite d’une page d’histoire assez méconnue en France. Pourriez-vous situer pour nos lecteurs cet événement dans l’histoire du Japon, de l’Asie et du monde, en rappelant brièvement sa préparation, son déroulement et son dénouement ?

Yûichirô Ôoka : Le procès de Tokyo ne fut qu’un bis repetita de celui de Nuremberg. Il est notoire que la Charte de Nuremberg, accompagnant l’accord de Londres conclu par les quatre alliés (États-Unis, Grande-Bretagne, France et Union soviétique) pour juger les criminels de guerre de l’Allemagne nazie, établissait deux nouveaux concepts : les crimes contre la paix et les crimes contre l’humanité – en plus des crimes de guerre conventionnels. Cette nouvelle grille fut appliquée d’office, sans examen ni discussion. La Charte de Nuremberg fut néanmoins écrite après de longues discussions auxquelles participèrent les États alliés. La Charte du tribunal de Tokyo, en revanche, fut établie à la va-vite sur ordre du commandant suprême des puissances alliées, l’Américain MacArthur. Il est aussi problématique et scandaleux que le procureur américain Keenan, par la suite procureur en chef du tribunal, fût l’un des rédacteurs de la Charte de Tokyo, réglant la tenue du procès dans toutes ses parties et constituant son seul socle juridique. Au cours de la procédure, les juges du procès de Tokyo se divisèrent irrémédiablement en 7 juges majoritaires et 4 juges minoritaires quant à l’interprétation du droit. Au lieu de réunir les 11 juges, la majorité anglo-saxonne rédigea seule la sentence et ne la présenta à la minorité qu’au dernier moment. Bien entendu, pour la forme, les juges minoritaires furent invités à donner leur avis, mais les peines furent prononcées par les juges majoritaires presque conformément à l’acte d’accusation, sans prendre en compte les indications des juges minoritaires. En conséquence, les 25 accusés furent tous déclarés coupables, autre différence avec les procès de Nuremberg où 3 accusés furent acquittés.

Quant aux conséquences du procès de Tokyo, elles furent grandes au Japon. Le procès contribua à façonner la mentalité contemporaine des Japonais à bien des égards. Un certain nombre d’événements de la guerre furent falsifiés ou présentés partiellement, pour leur faire dire le contraire de leur réalité : tous ces mensonges furent largement diffusés comme autant de faits. Parce qu’ils furent propagés quotidiennement comme une évidence pendant l’occupation américaine, les Japonais sont nourris de repentance depuis la fin de la guerre. Ils ont perdu confiance en eux.

P. de L. : Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à écrire sur le juge français Henri Bernard ? Pouvez-vous le présenter brièvement ?

Y. Ô. : J’ai toujours aimé les livres sur la dernière guerre. Certains d’entre eux mentionnaient qu’un juge français, Henri Bernard, avait rédigé une opinion minoritaire contre le verdict officiel, mais la mention n’était que brève. Longtemps, seul Pal, le juge indien, fut l’objet de l’attention au Japon parmi les conservateurs en tant qu’« homme qui comprenait le Japon » ayant déclaré tous les accusés innocents, tandis que le juge français ne fut guère remarqué. Cependant, l’avis de Bernard, intitulé Dissenting Judgment (Jugement contradictoire) et pas simplement « Opinion minoritaire », exprimait un ton ferme. En le lisant dans son intégralité, je l’ai trouvé à certains égards encore plus convaincant que l’opinion du juge indien. J’ai donc commencé à enquêter sur ce juge pour en savoir plus sur son caractère et ses véritables intentions l’ayant poussé à rédiger cet avis contradictoire. J’ai pu trouver divers documents à Nanterre et à Fontainebleau, et j’ai rencontré un chercheur français qui connaissait le fils unique du juge.

Henri Bernard se rendit à Tokyo parce que le juge français investi se désista soudainement. Je ne crois pas à sa motivation au début du procès… Cependant, au fur et à mesure que le procès avançait, il nourrit du scepticisme non seulement à l’égard de la Charte le régissant, mais aussi à l’égard de diverses questions de procédure, exprimant son désaccord à chaque étape importante. Sa conviction profonde de représenter la France le conduisit à adopter une position divergeant constamment de celle des juges des pays anglo-saxons – des États-Unis en particulier. Peut-être grâce à sa foi catholique, il ne faisait pas confiance à la loi positive, en l’occurrence une loi bricolée à la va-vite. Il s’appuyait sur la loi divine naturelle, caractéristique de sa position, qui ne se retrouve pas dans les autres opinions minoritaires qui, elles, n’attaquaient le jugement majoritaire qu’avec des arguments positivistes. En fin de compte, il déclara le procès de Tokyo invalide en raison du manque de preuves et de nombreux problèmes de procédure, acquittant par conséquent tous les accusés. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)

[1] – Sous-titré : Le plaidoyer du juge français pour l’innocence (Éditions du Drapeau Blanc, mai 2023, 154 pages, 18 €).

Cet extrait du numéro 798 (octobre 2023) de Lectures Françaises vous est offert. Pour lire la suite, commandez le numéro ICI !

Découvrez nos offres d’abonnement