Histoire des traditionalistes, d’Yves Chiron

Histoire des traditionalistes, d'Yves Chiron

Voilà un sujet attendu avec impatience mais aussi peut-être avec appréhension, tant il est porteur de controverses et sujet de polémiques. M. Yves Chiron s’est lancé dans l’aventure, non sans courage, parce qu’un tel travail est forcément exposé à la critique. Le monde des traditionalistes est en effet traversé par une infinité de courants, de tendances, de sensibilités, représentés par de fortes personnalités, peu enclines au débat apaisé ; mais c’est souvent la rançon d’engagements doctrinaux sans concession. M. Chiron a ici réalisé un travail considérable, tant par l’ampleur des sources et de la documentation rassemblée, exploitée, que par la précision et la rigueur d’un exposé qui satisfait, en général, à l’exigence d’objectivité.

D’un point de vue formel, le livre est d’une présentation satisfaisante, la documentation saisie par l’auteur est certainement de grande ampleur, même si, en raison de l’absence d’une bibliographie générale distincte du récit, il est impossible de la mesurer. Elle est en fait contenue dans les notes très nombreuses – ce qui empêche toute recherche particulière de titres ou d’auteurs – et de plus reportées en fin d’ouvrage, ce qui est très incommode. Ajoutons que le livre est doté d’un index des noms cités (mais c’est un minimum), complété par un très substantiel « Dictionnaire biographique des catholiques de tradition », dont les notices sont la plupart de qualité, même si certaines sont un peu superficielles et parfois erronées [1].

Le livre de M. Chiron porte donc sur les traditionalistes, c’est-à-dire sur les hommes et les femmes qui ont peuplé ce courant spirituel du monde catholique au XXe siècle : évêques, prêtres, religieux, laïcs, intellectuels, écrivains, journalistes, associations, revues et journaux, et peut être surtout tout un peuple de fidèles anonymes qui forment l’armature de paroisses, anciennes ou nouvelles, de chapelles « sauvages », de garages improvisés, transformés en lieux de culte où ils perpétuent la Tradition. Le champ d’investigation est donc considérable et M. Chiron s’est voulu exhaustif. Sans doute son livre contient-il quelques oublis. Ils n’entachent pas pour autant la qualité générale de l’ouvrage. Qu’il s’agisse des personnes, des grands ouvrages, des journaux ou revues qui ont illustré la Tradition, à peu près tous ont été évoqués. On regrettera toutefois que les noms de Louis-Hubert Remy, Jean-Pierre Maugendre ou Daniel Raffard de Brienne aient été omis [2].

Il ne saurait, bien sûr, être question ici de présenter par le menu ce gros volume de plus de six cents pages. On ne raconte pas un récit. Mais on en dressera un bilan, en soulignant les indéniables qualités qui en soutiennent l’intérêt, mais aussi les faiblesses qui ont pu nourrir certains regrets.

Un effort de clarification

M. Chiron entreprend tout d’abord de clarifier la terminologie concernant les « traditionalistes », en partant des travaux d’Émile Poulat pour qui le traditionalisme est l’héritier du catholicisme intransigeant, à savoir « la contre-révolution catholique », le rejet de la Révolution française et de l’idéologie des Lumières fondé sur des motifs religieux, un rejet des droits de l’homme sans Dieu. Ce traditionalisme s’appuie sur des références doctrinales, celles des papes depuis Pie VI jusqu’à Pie XII avec des textes magistériels fondamentaux : Mirari vos (1832), Singulari nos (1834), Quanta cura et le Syllabus sur les erreurs de notre temps – libéralisme, liberté religieuse, indifférentisme – un corpus doctrinal jadis défendu par des plumes significatives comme Louis Veuillot, MgrPie ou Donoso Cortes. À considérer les débats de cette période du XIXsiècle, on peut déjà pressentir les principales données de l’affrontement qui opposera « traditionalistes et progressistes » [3].

La terminologie est foisonnante : intégristes, traditionalistes, conservateurs, termes dont la portée est variable, pouvant revêtir une connotation péjorative, ou une gradation dans l’intransigeance doctrinale. Saint Pie X considérait que « les vrais amis du peuple n’étaient ni révolutionnaires, ni novateurs mais traditionalistes ». De même l’abbé Barbier parle de la Vendée comme « région la plus traditionaliste en religion et en politique ». Mais le terme « intégriste » est généralement utilisé de manière péjorative, accentuée par les références contemporaines à « l’intégrisme islamique » et chargé d’une fonction « diabolisante ». Le mot a pu aussi désigner les membres du Sodalitium Pianum fondé par Mgr Umberto Benigni, dévoués à « La Cause catholique intégrale », les animateurs de l’hebdomadaire La Vigie l’abbé Boulin et Henri Merlier qui se définissaient comme catholiques intégraux. D’autres voix considèrent que les deux termes sont inutiles, superfétatoires. Benoît XV rejetait « certaines appellations… pour distinguer les catholiques des catholiques… La Foi catholique est d’une nature telle qu’on ne peut rien lui ajouter, rien lui retrancher… Il n’est pas besoin de qualificatifs pour signifier la profession du catholicisme ; à chacun, il suffit de dire : chrétien est mon nom, catholique est mon prénom ». Toutefois on peut penser qu’une telle mise au point conduit à renvoyer dos à dos deux extrémismes, les modernistes et les intégristes, et à promouvoir une forme « recentrée » de la fidélité catholique. Pourtant une chose est sûre, rappelle Yves Chiron, c’est que l’« intégrisme » n’a jamais été condamné explicitement par Rome [4]. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)

Jean-Baptiste GEFFROY

[1] – Je n’y figure qu’indirectement comme fondateur du journal Poitiers-Université. Or, en 1964, année de sa création, je n’avais que seize ans. P.-U. a été fondé par Jean Auguy, Jacques Meunier et Christian Lagrave.

[2] – M. Chiron consacre une notice à Jean Auguy, mais sans relier son action à l’objet du livre qui est essentiellement religieux, et ce, malgré les nombreuses publications réalisées par lui depuis 1966, concernant les thèmes majeurs du combat spirituel : La Révolution liturgique de Jean Vaquié (1971), un des premiers ouvrages sur la réforme liturgique, La Nouvelle Messe qu’en penser d’Arnaldo-Xavier da Silveira, le remarquable L’Église occupée de Jacques Ploncard d’Assac, ES 1025 de Marie Carré. Les numéros spéciaux de Lecture et Tradition sur Lex orandi, La nouvelle messe et la foi et Il n’y a qu’un seul Dieu de Daniel Raffard de Brienne, Institutions liturgiques de Dom Guéranger, les travaux d’Étienne Couvert sur la gnose, etc.

[3] – Sauf à souligner qu’à l’époque, Rome était encore dans Rome et que Mgr Pie et Louis Veuillot pouvaient s’appuyer sur un Pie IX intransigeant et sur le roc du concile Vatican I.

[4] – Ce que note déjà Jean Madiran dans son livre, L’Intégrisme. Histoire d’une histoire, NEL 1964, qui donne une approche à la fois conceptuelle et historique du sujet. Apparemment, M. Chiron ne le cite pas.

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