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Coronavirus : chroniques des années de peste (2e partie)

ByClaude Beauléon

Nov 8, 2021
Vue du Cours pendant la peste de 1720, par Michel Serre (Domaine public, via Wikimedia Commons)Vue du Cours pendant la peste de 1720, par Michel Serre (Domaine public, via Wikimedia Commons)

Dans cette deuxième partie, je vous propose une brève histoire de la peste, épidémie [1] terrible, dont le souvenir d’épouvante hante encore la mémoire des peuples d’Europe et d’ailleurs. C’est si vrai, qu’en ayant fait passer la pandémie de coronavirus pour une nouvelle peste, la propagande médiatique et les autorités médiatiques et sanitaires de nos pays ont provoqué une véritable panique dans les populations – volontairement ? – installé une peur durable et bouleversé les rapports sociaux. Or, nous allons le voir, nihil novum sub sole

Les pestes avant la peste

Dans l’Antiquité, Thucydide fut le premier à décrire le mal à propos de la fameuse peste qui ravagea Athènes en pleine guerre du Péloponnèse entre 430 et 426 av. J.-C. Sa description clinique de la maladie est saisissante [2], même si elle s’accorde mal avec les symptômes de la peste [3] et fait plutôt penser à la variole ou à la fièvre typhoïde, c’est-à-dire un typhus exanthémateux. Quoi qu’il en soit, les conséquences sont impressionnantes :

– Sur le plan démographique, la cité perdit plus d’un tiers de ses habitants (entre 70 et 80 000 morts sur 200 000).

– Sur le plan social, on constate une rupture totale des pratiques de sociabilité et un état d’anomie jamais vu, un comble pour des sociétés grecques, surtout Athènes, qui ont érigé la Polis en art : cadavres sans sépulture, funérailles sans cortège (ça ne vous rappelle rien ?) qu’on se dépêche d’expédier, aucune différence entre piété et impiété, plus de crainte des dieux ou des lois, aucune crainte des châtiments en cas de délit, jouissance effrénée, débauche, etc.

– Sur le plan politique : effacement d’Athènes au profit de Sparte.

La peste antonine qui tient son nom de la dynastie du même nom et qui débute en 165 dans l’Empire romain sous le règne de Marc-Aurèle (121 – 180) qui en mourra, s’apparente sans doute à la variole. Elle aurait été ramenée de Mésopotamie par les légions lors de la guerre contre les Parthes. Elle fut décrite par le célèbre médecin Gallien (vers 131 – vers 201-216). Un tiers de la population de Rome disparut alors. Il y eut des retours meurtriers sous Commode (161 – 192) ainsi qu’au IIIe siècle.

La peste de Justinien (482 – 565) en est vraiment une. Elle fut décrite avec précision par Procope de Césarée et Grégoire de Tours. Des fouilles archéologiques menées en 2012 dans une nécropole du VIe siècle en Bavière ont confirmé qu’il s’agissait bien de la peste : on a retrouvé et détecté le génome de la bactérie Yersinia pestis sur les squelettes exhumés. Elle atteint Constantinople en juin 542. Ses dégâts dépassent l’entendement : pas moins de dix-huit vagues en l’espace de deux siècles, de 541 à 767, séparées de dix ou douze mois, sur le pourtour méditerranéen ! À Constantinople même, entre 40 et 65 % de la population a péri, soit 325 000 personnes sur 500 000. Un quart, voire la moitié de la population méditerranéenne aurait disparu. Là encore, les conséquences sociales furent désastreuses avec un écroulement des relations humaines les plus élémentaires.

La peste noire, le fléau de Dieu

Tout ce qui précède n’était qu’un hors-d’œuvre avant ce qui va suivre. Son histoire commence au XIVe siècle sur les bords de la mer Noire dans le comptoir génois de Caffa (aujourd’hui Féodossia) en Crimée, assiégé par les Mongols en 1344. Ceux-ci, ne parvenant pas à prendre la ville et atteints par la peste, balancent leurs cadavres à la catapulte par-dessus les murailles. Les galions génois font parvenir le redoutable bacille, à leur insu, dans le comptoir de Péra face à Constantinople en 1347 ; c’est le départ de l’épidémie. Il semblerait que la peste soit originaire d’Asie centrale où elle serait apparue il y a 20 000 ans environ. La Chine aurait été touchée dès 1331 en raison du déplacement des armées mongoles. Le fléau se déplace ensuite le long de la route de la soie et atteint d’abord la Méditerranée orientale et se répand ensuite avec une rapidité fulgurante dans tout le Bassin. Elle accoste à Marseille le 1er novembre 1347 et va ravager l’Europe périodiquement pendant quatre siècles. En 1348, les Balkans, l’Italie, la France, le nord de l’Espagne, le sud de l’Angleterre sont touchés. En 1349, c’est au tour de l’Europe centrale et de la Scandinavie, du reste des îles britanniques et le sud de la péninsule ibérique. De 1350 à 1353, toute l’Europe est atteinte, Russie comprise. La peste sévit sous deux formes : bubonique et pulmonaire. La première se transmet de la puce du rat à l’homme, elle est mortelle à 80 %. La seconde saute directement d’individu à individu par les gouttelettes de salive ou la toux. Elle est mortelle à 100 %. Boccace (1313 – 1375) en a fait une description dantesque dans son Décaméron :

« […] Telle fut si grande la cruauté du Ciel, et pour une part peut-être celle des hommes […] on tient pour certain que plus de 100 000 créatures humaines, en la seule enceinte de la cité de Florence, furent alors privées de la vie. Ô combien de grands palais, que de belles maisons, combien de nobles bâtiments, naguère emplis de leurs maisnies, de seigneurs et de dames, se vidèrent jusqu’au plus humble serviteur ! Ô que de mémorables lignées, que de vastes hoiries, que d’illustres richesses vit-on rester sans successeur légitime ! Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Gallien, Hippocrate ou Esculape auraient jugé en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés ! »

Les historiens estiment qu’entre le tiers et la moitié de la population européenne disparut, soit entre 25 et 40 millions de personnes.   

Autre témoignage, une correspondance entre Louis Sanctus de Beringen (1304 – 1361), chapelain en Avignon et Pétrarque (1304 – 1374) :

« Les gens n’osent même plus parler à celui dont un parent ou une parente a succombé, puisqu’on voit régulièrement que dans une famille où il y a un mort, tous les proches, pour ainsi dire, le suivent. Un médecin ne visite plus les malades, si même on lui donnait tout ce que le malade possède en cette vie, un père ne visite plus son fils, ni une mère sa fille, ni un frère son frère, ni un fils son père, ni un ami son ami, ni une connaissance sa connaissance, ni quiconque est lié par le sang, en quelque mesure que ce soit, à autrui, à moins qu’il ne veuille subitement mourir avec lui ou le suivre incontinent. »

Mais quid des remèdes ? Étant donné que les causes de la maladie ne sont point connues, ces derniers sont fort aléatoires. On pensait alors que le mal avait pour origine la corruption de l’air. On recommande de rester chez soi (déjà !) pour se préserver des vents mauvais, s’adonner à des fumigations, parfumer son environnement, allumer des feux pour purifier l’air, on a recours aux saignées, aux onguents et aux cataplasmes posés sur les bubons. Bref, rien de vraiment efficace, la fuite demeurant le meilleur remède. On se souvient alors de l’exhortation d’Hippocrate reprise par Gallien : « Cito ([pars] vite), longe ([va] loin), tarde ([et reviens] tard) ». Pourtant, les cités italiennes vont innover et introduire une nouveauté : la quarantaine. Venise fait figure de précurseur. C’est également dans la cité des doges qu’ouvre le premier lazaret. À défaut, il reste les prières qu’on adresse aux saints antipesteux : saint Sébastien bien sûr, mais surtout saint Roch. Mais la peste noire n’eut pas que des inconvénients. Elle provoqua une hausse des salaires chez les travailleurs par suite du manque de main-d’œuvre ; elle enrichit certaines catégories sociales grâce à des héritages inespérés ; elle permit une large redistribution des terres, l’extension de l’élevage et des arbres fruitiers dans les campagnes, ainsi qu’une alimentation plus diversifiée. Chez les survivants, elle a produit une hausse assez générale du niveau de vie. Mais l’écroulement démographique demeure terrifiant : rien que pour la France, il faudra attendre près de quatre siècles pour qu’elle retrouve le nombre d’habitants qu’elle avait au milieu du XIVe siècle.

La peste à Marseille

Pour terminer cette étude, comment ne pas évoquer ce que fut le dernier épisode pesteux d’envergure de notre histoire de France, la grande peste de Marseille de 1720 ? D’autant plus que celle-ci n’aurait jamais dû avoir lieu. En effet, c’est à la suite d’une sombre magouille que le mal fit son entrée dans la cité. Il était une fois un navire marchand, le Grand Saint-Antoine, commandé par le capitaine Chataud. Ce bâtiment assure régulièrement la liaison entre l’Orient et l’Occident et compte au nombre des navires qui ont fait la réputation et la richesse du grand port méditerranéen dans le commerce des soieries et autres épices venues d’Orient. Nous connaissons très bien son parcours, tout ayant été conservé aux archives municipales. Il fait escale à Sidon en janvier 1720, chargé de cotonnades et d’étoffes précieuses. De là, il gagne Tripoli où les autorités portuaires lui remettent une patente nette : ce document administratif est délivré à chaque escale par les autorités portuaires après examen de la cargaison et de l’équipage. C’est une sorte de sauf-conduit certifiant que le navire peut poursuivre sa route, aucun cas épidémique n’ayant été décelé à bord.

Or, en arrivant à Marseille le 25 mai 1720, le capitaine Chataud compte déjà six morts dans ses rangs, dont il s’est débarrassé en mer. Mais il fournit un certificat aux autorités portuaires, daté du 14 mai et qu’il a obtenu à Livourne. Apparemment, tout va bien. Cependant, et en raison des six morts, pèse le soupçon de peste, mais sans certitude. On parle de fièvres malignes pestilentielles. La quarantaine en mer n’est donc pas requise et les marchandises sont débarquées.

Par sécurité, toutefois, les membres de l’équipage sont envoyés au lazaret de Marseille en quarantaine à terre. Les intendants de santé ont obéi aux échevins qui sont, hasard !… Les propriétaires de la cargaison de soieries précieuses destinées à la foire de Beaucaire deux mois plus tard. Si l’on avait respecté les règles de prudence et la quarantaine en mer, la foire était perdue. Or, les sommes en jeu sont énormes : plusieurs centaines de milliers de livres. Les échevins (l’ancêtre du conseil municipal) sont aussi banquiers, négociants et marchands. On appelle cela un conflit d’intérêts… Il apparaît que l’appât du gain a joué son rôle. Les registres de navigation ont été trafiqués, car le Grand Saint-Antoine était à Toulon le 4 mai où il fit relâche ; ensuite, il part le 10 mai pour Livourne où lui est remise sa patente nette. Il est donc absolument certain que le capitaine Chataud, ayant des doutes, a contacté les autorités marseillaises et que celles-ci savaient qu’il y avait un problème, ce pour quoi elles lui donnèrent l’ordre de rebrousser chemin pour Livourne afin de se faire délivrer un certificat ambigu. Jean-Baptiste Estelle, premier échevin de Marseille, est copropriétaire du bateau et de sa cargaison. Il est donc tout aussi certain qu’il a pris sur lui cette décision calamiteuse.

Nous savons que la peste est portée par les puces, elles-mêmes portées par des rats. Ceux-ci sont tous morts pendant le trajet. La peste va donc entrer à Marseille par les puces cachées dans les étoffes. Un mois après le débarquement, on compte six nouveaux morts dans le lazaret. Le 6 juillet, une contre-visite est effectuée par un médecin de la ville qui identifie enfin la peste. Mais il est déjà trop tard, et un marseillais sur deux va mourir en moins de six mois. Les quatre échevins vont se racheter par leur conduite héroïque et il faut aussi souligner l’attitude exemplaire du chevalier Roze et de Monseigneur de Belsunce, évêque de la cité. Le 31 juillet, la ville est bouclée par l’armée et le parlement de Provence, siégeant à Aix, rend un arrêté qui défend, sous peine de mort, toute communication entre les habitants de Marseille et ceux du reste de la Provence. On ne peut ni entrer ni sortir de la ville. L’état de siège est ainsi établi et le conseil du roi Louis XV s’empare de la gestion de la situation. L’armée cerne la ville et la province, un mur de deux mètres de haut et de 36 km de long est même construit pour protéger le Comtat Venaissin. Il en subsiste encore des vestiges aujourd’hui. Peine perdue, l’épidémie va se répandre dans toute la Provence. Tous les médecins sont alors réquisitionnés, mais il n’en reste que quatre ! Les autres ont déjà pris la fuite…

Les écoles sont fermées, tous les lieux de convivialité et même les églises. Toutefois, les messes continuent, mais en plein air. Monseigneur de Belsunce ordonne à tous les membres du clergé – tant séculier que régulier – de se mettre au service de la population pestiférée. Leur dévouement est inlassable et admirable, ils n’hésitent pas à porter les sacrements aux mourants, beaucoup y laissent leur propre vie. Monseigneur lui-même, au mépris du danger, paye de sa personne. On le voit jour et nuit arpenter les rues de la cité distribuant les secours de la religion et procurant un soutien matériel aux plus démunis. Il est le véritable héros de cette tragédie (quelle leçon pour nos prélats actuels qui ont surenchéri sur les mesures gouvernementales lors du premier confinement !). Cependant, rien n’y fait, les cimetières sont vite pleins, on ouvre des fosses communes, elles débordent. Il reste les bûchers… Chaque jour, le nombre de morts croît de façon exponentielle. Le 30 août, on compte mille morts en une nuit. On en vient à réquisitionner les forçats de l’arsenal des galères pour ramasser les cadavres. Ils meurent tous. L’évêque organise une procession en l’honneur de saint Roch. Le 1er novembre, la peste commence enfin à régresser. La ville est consacrée au Sacré-Cœur, le 10 décembre la peste est terminée. Bilan : 50 000 morts ; la moitié de la population de la ville. Elle fera pourtant un bref retour offensif en 1722 et ce n’est qu’en novembre de cette année-là que l’étau de l’enfermement commencera à se relâcher.

Conclusion :

La peste n’a jamais disparu, elle sommeille en attendant son heure. Elle resurgit de temps à autre en certains endroits de la planète : l’Inde en 1994, Madagascar en 2017. Paris a même connu un bref épisode pesteux, soigneusement occulté, dans certains quartiers insalubres de la capitale, en 1920. Mais ceci est une autre histoire…

À suivre…

La première partie de cette étude est parue dans notre numéro 774 (octobre 2021)


[1] – Bien distinguer épidémie et pandémie. La première concerne une population d’une zone géographique délimitée, quand la seconde suppose un mal touchant la quasi-totalité d’une population, voire l’ensemble des êtres humains de la planète.

[2]Thucydide, Histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens, La Pléiade, Gallimard, 1964.

[3] – En latin, pestis désigne le fléau, le mal, mais sans précision.