Le « déluge d’hommages énamourés » [1] ayant suivi le décès de Robert Badinter s’est trouvé couronné par l’annonce présidentielle de son entrée au Panthéon. La raison en est, selon la philosophe Chantal Delsol, que Badinter, du fait qu’il était « l’homme de l’abolition de la peine de mort », incarnait le changement de contenu de la démocratie qui s’est opéré au cours du dernier demi-siècle sans que la chose fût dite. Car la démocratie telle qu’on l’entend aujourd’hui en France et plus généralement en Occident « a cessé d’être la souveraineté du peuple pour se définir plutôt comme un idéal moral et social conceptualisé par des élites, et qu’il faudrait imposer au peuple quelles que soient ses opinions ». Si bien que la démocratie « décrit désormais un processus vers la réalisation complète des Lumières émancipatrices », en obéissant à « un idéal de perfectionnement, défini par la pluralité et l’approfondissement des droits ». Ainsi entendue, la démocratie consisterait à appliquer « une doxa morale », avec « un impératif moral » d’écarter la volonté populaire quand elle fait obstacle au « grand dessein moral de l’émancipation en marche ». Or, en faisant abolir la peine de mort, Badinter a décidé « de contredire la volonté populaire pour aller vers le Bien ». Et il va être « panthéonisé parce qu’il est un des premiers acteurs, et peut-être même le premier, de cette métamorphose complète du sens de la démocratie » [2].
Cette pénétrante analyse sur la mutation de la démocratie rejoint celle, parue quelques jours auparavant, de Pierre Manent, dans un article profond qui montre que, malgré les apparences, nous ne sommes plus dans un régime de démocratie libérale. Il souligne l’abandon de fait du système représentatif libéral, au bénéfice d’un système où la classe dirigeante puise sa légitimité « dans son adhésion à des “valeurs” qu’elle entend inculquer aux populations récalcitrantes » [3].
Voici déjà quelques années, Mathieu Bock-Côté et moi-même avions mis en évidence cette transformation subreptice de la démocratie libérale en quelque chose de très différent. Mathieu Bock-Côté dénonçait la mise en place d’une « démocratie diversitaire », caractérisée par un « imperium des droits de l’homme se substituant finalement à la souveraineté populaire, devenue une relique symbolique » [4]. Pour ma part, je parlais de « démocratie droits-de-l’hommiste », soit « une perversion de la démocratie », dès lors que « ce ne sont plus les citoyens qui sont souverains, mais les dogmes de la religion des droits de l’homme ». Celle-ci est une nouvelle religion séculière qui a pris la suite du communisme comme utopie censée instaurer le règne du Bien sur la terre, l’objectif étant dans les deux cas d’assurer l’émancipation de l’humanité par la parfaite égalité. Seul le moyen a changé, la lutte des classes étant remplacée par le combat contre les discriminations. Or, de manière assez sournoise, « on a décidé que les valeurs de la religion des droits de l’homme étaient les vraies valeurs démocratiques » [5]. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)
Jean-Louis HAROUEL
[1] – Pour reprendre les termes d’Edwy Plenel lors du décès de Chirac. Cité par Gilles Gaetner, La Guerre secrète des juges et des politiques (1981-2024), L’Artilleur, 2024.
[2] – Chantal Delsol, « Avec Robert Badinter, on panthéonise une nouvelle vision de la démocratie », Le Figaro, 20 février 2024.
[3] – Pierre Manent, « Sommes-nous en régime libéral ? », La Nef, n° 366, février 2024.
[4] – Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique, Cerf, 2016, p. 187-220.
[5] – Jean-Louis Harouel, Revenir à la nation, J.-C. Godefroy, 2014, p. 44-45 ; Les Droits de l’homme contre le peuple, DDB, 2016, p. 72-73 ; Libres réflexions sur la peine de mort, DDB, 2019, p. 118.
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