Soixante-huit : année terrible dans l’histoire des hommes car elle a signé le point culminant de la puissance révolutionnaire. Aujourd’hui, face à la décomposition des États, la jeune génération retourne au réel. Non-instruite historiquement, la nostalgie du passé n’est pas sa motivation. Simplement la recherche d’une vie naturelle qu’elle voit disparaître.
Lu dans La Nation :
Recomposition
Les gens de soixante-huit ont réussi un coup étonnant : s’emparer du pouvoir tout en continuant l’action révolutionnaire. Portés par un culot sans pareil, ils imposèrent un discours férocement égalitaire à deux générations, tout en conservant, à leur profit, une pratique élitaire, pour ne pas dire nomenklaturiste. « Jouir sans entraves », avaient-ils revendiqué, et c’est ce qu’ils firent durant leur vie active.
Soutenus et prolongés par les relais médiatiques qu’ils avaient investis, ils ont déversé toute la suspicion du monde sur l’histoire suisse et ses acteurs. Ils ont ridiculisé tout ce qui relevait des mœurs, des traditions, des institutions. Ils ont porté des coups, pour certains irrémédiables, à l’école, à l’armée, à l’Église et, en général, à cette confiance sociale qui fait qu’un pays est plus qu’une addition d’individus.
Vieillis et rassis, ils se retirent aujourd’hui des affaires, léguant aux prochaines générations une société en bout de course : une administration qui empiète toujours plus avant sur les libertés et les propriétés personnelles, un abaissement des frontières qui dissout les cultures indigènes, une mondialisation qui livre sans recours les petits États aux grandes entités politiques ou économiques.
Le plus remarquable, c’est que, même de leur propre point de vue, la situation est pire qu’il y a cinquante ans : davantage d’interdictions et d’obligations, moins de contacts humains, plus de consommation, moins de participation, plus de contrôles, moins de plage et plus de pavés.
L’université, qui devait « pénétrer la quotidienneté », s’est scolarisée. L’imagination n’est pas au pouvoir, sous réserve d’une créativité fiscale effrénée. La société est plus inégalitaire et compartimentée que jamais.
Le dialogue, c’était leur maître-mot, a été remplacé par des juxtapositions de monologues de sourds. À la radio et à la télévision, de gauche ou de droite, on se coupe la parole, on se traite de menteurs, on s’insulte. Quant à la liberté d’expression, l’autre mantra de 68, elle tend à se limiter à des gloses précautionneusement développées dans les limites du politiquement correct. Les domaines qui lui sont interdits s’étendent et se multiplient. Après le 261bis anti-raciste, on attend le 261ter anti-homophobe et le 261quatter anti-sexiste.
Les avancées de l’islam ont brisé les confortables automatismes mentaux de cette «élite ». En France, les mouvements antiracistes sont déchirés, ne sachant quelle attitude adopter face à l’inimitié profonde qui oppose la communauté juive et les communautés musulmanes : qui doit-on condamner pour avoir incité à la haine de qui ? De même, les féministes hésitent à incriminer la pudibonderie et le sexisme musulmans comme elles l’ont fait pour la « société bourgeoise », car elles craignent, non sans raison, de verser dans l’islamophobie.
Cela les contraint à soutenir, avec d’étranges contorsions, le droit des femmes musulmanes de « choisir librement » le servage conjugal, la burka et le burkini.
Et voilà qu’une nouvelle génération arrive, qui cherche désespérément une bonne raison de se lever le matin. Constatant les dégâts qu’occasionne le refus de principe de l’appartenance communautaire, ces jeunes cherchent à rejoindre ou à reconstituer un groupe qui leur permettrait de s’affirmer à la fois existants et distincts. Les tabous de la modernité, loin de les effrayer, les incitent à la transgression et à la provocation. Méfiants à l’égard des autorités politiques, ils se mettent volontairement en marge du système et n’hésitent pas à proclamer leur attachement, parfois non sans quelque idéologie, à un pays, à une race.
Ils récoltent, parmi les décombres de l’ordre ancien, les éléments qui leur semblent correspondre à leurs attentes. Ils les composent, chacun à sa manière, pour en faire une doctrine leur permettant de comprendre et d’affronter le monde. Ici, tous les assemblages sont possibles : tel se dit anticapitaliste et partisan de la souveraineté alimentaire, tel autre, antisémite par « palestinophilie » et survivaliste, un troisième, anarcho-libertaire et traditionaliste, tel autre encore, marxiste et nationaliste.
Souvent déçus par le discours exsangue des Églises officielles, ils cherchent ailleurs le cadre spirituel dont ils ont besoin. Ils surfent sur des sites de «ré-information » plus ou moins bien informés et suivent sur internet les aventures pénales de l’un ou l’autre gourou « sulfureux », zen de choc, végane ou germano-celtique.
Contre la mondialisation, qui éloigne, disperse ou dissimule les centres de décision, ils réaffirment la primauté du local. Refusant la virtualisation du monde, la transparence tous azimuts et l’immédiateté universelle du numérique, ils veulent renouer avec l’opacité et le poids de la matière, avec leur corps, avec la terre qui est sous leurs pieds, avec les gens qu’ils côtoient quotidiennement. Du même coup, ils mettent en cause l’immigration continue qu’on nous impose. Ils veulent décider eux-mêmes de la forme et des finalités de leur travail. Ils imaginent des écoles de quartier, visent l’autonomie énergétique et alimentaire, pratiquent la permaculture et le sport. Ils redonnent une place centrale à la famille et aux enfants. L’argent n’est pas une de leurs priorités.
Nostalgie ? Leur a-t-on seulement enseigné assez d’histoire pour leur donner l’envie d’être nostalgiques ? Pour eux, il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de remonter aux principes de toujours. Il s’agit de répondre à des nécessités humaines élémentaires et vitales que la modernité a méprisées durant trop d’années.
Beaucoup de ces mouvements disparaîtront au fil des années, amortis par les habitudes, cassés par les divergences théoriques et pratiques, lassés de l’indifférence générale, ou simplement surchargés par les soucis familiaux et professionnels.
L’un ou l’autre subsistera peut-être. La confrontation dans le temps long avec la réalité, l’expérience qui en résultera, les débats de fond qu’il entamera avec d’autres groupes lui permettront de compléter et de rectifier ses premiers brouillons de doctrine. S’il dure suffisamment, il participera à sa manière à la recomposition de la société.
Olivier Delacrétaz
La Nation, n°2064, 17 février 2017