Marcher pour se tenir debout

Entretien avec Olivier Hoppe. C’est un personnage de Giono qui aurait été cher au cœur de Péguy. Un idéaliste brisé par la loi du marché, la machinerie administrative, la froide raison d’une époque qui veut mettre à terre toute verticalité. « Tous couchés ! » pourrait être l’injonction de nos sociétés liquides. Couchés sagement, docilement, et en n’oubliant pas de consommer ! Après le témoignage de Stéphanie Bignon sur le drame vécu par Jérôme Laronze, celui plus heureux d’Olivier Hoppe : il est parvenu à s’extraire de la machine, avec toute sa poésie, son incapacité à être « de son temps ». Son carnet de marche mêle rudesse et grâce, à son image. Rencontre.

Lu pour vous dans Présent

En novembre 2015, vous quittez votre maison saisie pour vous lancer sur les chemins avec un bât et votre jument. Le fruit d’une longue persécution des bureaucraties administrative et bancaire… La paysannerie (authentique) est donc condamnée à mourir en France ?

La paysannerie authentique est bien sûr condamnée à mourir au sein d’un monde qui a ravalé l’agriculture à une simple activité de production comme une autre. Je me suis beaucoup intéressé aux théoriciens agricoles des années 20 et 30 qui, bien sûr, accordaient un tout autre rôle à la paysannerie. Ils souhaitaient son maintien comme « source de vie » d’un peuple, et s’opposaient clairement à l’industrialisation de l’agriculture. L’après-guerre a poursuivi et achevé le travail de destruction de la paysannerie, déjà saignée à blanc en 1914-1918. La paysannerie était gardienne du sol, elle faisait l’identité, et ces fonctions n’ont plus leur place dans un monde grand ouvert sur la modernité.
Maintenant, je tiens à préciser que je ne me perçois pas comme un authentique paysan, mais plutôt comme un « observateur de l’authentique » qui subsisterait encore chez les paysans. Je ne crois plus guère au néoruralisme, qui m’avait mené à l’agriculture. Il est souvent maladroit de chercher à stopper l’hémorragie en s’improvisant laboureur, berger, sans disposer un instant du corps, de l’esprit, et de la naissance, qui faisait le bon « ouvrier » agricole d’antan… Il faudrait d’ailleurs passer par une étape de conquête ou reconquête des terres aujourd’hui, avec lesquelles nous n’avons le plus souvent plus le moindre lien, et qui demeurent pratiquement inaccessibles au plus grand nombre…

Cette terre, vous l’avez retrouvée. La marche, aussi dure et jonchée d’obstacles soit-elle, a été une planche de salut pour vous ? Thérapie par les paysages, le pas lent, la relation très forte avec votre jument…

En plus du côté hygiénique de la marche, que tout le monde connaît, ce sont surtout l’inédit et le risqué de l’expérience, qui m’ont remis d’aplomb. J’ai fonctionné avec un cheval à la manière des Amérindiens, sans aucune clôture la nuit, mais à proximité des routes, champs cultivés, propriétés, donc de l’interdit. Tout était basé sur la relation avec l’animal, sans compter sur les habituelles structures de « tourisme équestre ». Alors, certes, je n’ai pas toujours strictement respecté la propriété privée, devenant une sorte de fugitif ou de patrouilleur en territoire ennemi. La route reste extrêmement dangereuse avec un cheval. Le rapport avec les autres dégénère quand on reste debout à marcher toute la journée au milieu des voitures, face à l’agressivité de ces tristes impotents.
Le fait de devoir revenir à l’essentiel pendant ces longs mois fut aussi salvateur : l’eau, la nourriture pour moi — ce qui est un véritable défi en campagne aujourd’hui — et l’herbe pour la jument. Parmi les livres emportés, le Traité du paysage d’André Lhote a joué un rôle important ; il m’a permis de passer des journées entières à observer le graphisme des paysages. Le fait de m’ouvrir vers ce genre d’inconnu me fait tenir debout, même s’il ne me nourrit pas physiquement.

Vous semblez porter en vous depuis toujours un amour profond de la nature, et le mot de Saint Bernard est cher à votre cœur : « Tu trouveras quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les pierres t’enseigneront ce qu’aucun maître ne te dira. »

J’ai passé beaucoup de temps à observer l’expression pure et brute de la nature en forêt et à la comparer à l’atmosphère déprimante et maladive qui émane de la sylviculture issue de plantations. La même déchirure me saisit devant l’essaim naturel, et son extraordinaire dynamique de vie et de construction selon ses propres lois, comparé à celui « enruché » dans une boîte à cadres moderne, pour les besoins d’une production raisonnée. Le monde rural aujourd’hui m’apparaît comme insupportablement artificialisé ; peut-être que bon nombre de citadins ne s’en rendent plus compte. On est dans une sorte d’anti Que ma joie demeure, de Jean Giono. Ce constat finit par complètement détruire, et pousse à la retraite.

Votre lente déambulation sur les « chemins noirs » vous a donné une connaissance profonde du pays. Y a-t-il encore des « petits coins de paradis » dans les replis des cartes ?

Bien sûr, et je pense être aujourd’hui sur un tel endroit, un véritable oppidum, possible bastion d’une aventure nouvelle… A chacun de les chercher.

Dans une époque dominée par les machines et qui ne voit plus qu’elle broie les hommes, quels conseils donneriez-vous au jeune homme qui cherche sa voie ?

Difficile pour moi de me sentir en droit de donner des conseils au vu de ce qui m’est arrivé. Je n’ai pas de solutions miracle ; j’ai juste appris de la vie qu’il faut respecter pardessus tout le milieu d’où l’on vient, s’efforcer de vivre, dans « l’esprit de caste », et chercher l’épanouissement dans la poursuite et le parachèvement de l’œuvre de nos pères. L’idéologie postmoderne qui fait croire qu’on est libre de faire tout et n’importe quoi, parce que nous serions tous les mêmes, mène au désastre ; cela, j’en suis sûr.

Propos recueillis par Pierre Saint-Servant

Présent n°8901 du 13 juillet 2017

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