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Internet, une colonie sous administration américaine ?

ByLectures Francaises

Mar 7, 2018
NSA-Utah-Internet-dataLa National Security Agency a installé son principal centre de stockage de données à Camp Williams dans l'Utah. Sur 100 000 m2, elle pourrait conserver entre 3 et 12 milliards de gigaoctets.

Initialement présenté comme un nouvel espace transfrontalier et affranchi de toute tutelle, où la liberté d’expression, d’opinion, de communication, de contestation devait trouver une caisse de résonance sans précédent à l’échelle planétaire, Internet est devenu depuis lors un enjeu stratégique.

Lu pour vous dans Conflits.

Au-delà d’un espace conflictuel de type cyberguerre, Internet est un monde beaucoup plus régulé qu’on ne le pense, où les États-Unis cherchent à régner sans partage, au bénéfice de leurs fleurons désignés par les acronymes GAFA[1] ou encore NATU[2]

Les instruments de connexion sous contrôle

« L’Internet est une extension virtuelle des États-Unis sous leur domination absolue : la loi régit le comportement dans le monde physique ; le code, dans le monde virtuel, détermine l’existence même. » Pierre Bellanger, président fondateur de Skyrock[3]

Depuis le premier réseau (né avec Arpa-net en 1969 pour relier les universités américaines entre les deux côtes ouest-est, puis préempté par l’armée américaine), dissocié de l’usage militaire en 1980, Internet a évolué au cours de ces quatre dernières décennies vers des activités civiles par la création de la toile ou world wide web (1989), avec une accélération exponentielle conduisant à la création du cyberespace.

Il convient d’ailleurs de bien dissocier le web (ou world wide web ou www), qui est un protocole de connexion (TCP et IP créés en 1974), d’Internet, qui est un réseau de connexion au web (de type infrastructure). Raison pour laquelle il existe nombre de « web », parmi lesquels ceux qui ne sont pas indexés sur le protocole www, à l’instar du deep web ou du darkweb.

L’administration d’Internet dépend de l’ICANN (ou Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) qui gère les attributions de protocoles Internet (IP), assemblages de chiffres formant une adresse informatique. Chaque ordinateur dispose d’une adresse IP qui est sa propre signature. L’ICANN enregistre également les noms de domaines des sites internet (ou DNS). Internet ayant été conçu à l’université de Californie de Los Angeles (UCLA), la gestion en a été dévolue à une société privée de droit californien dont le siège est à Marina del Rey, dans le district de Los Angeles. En tant que société commerciale, l’ICANN a été placée sous la tutelle du Département du commerce fédéral.

Pour les parlementaires Jacques Myard et Jean-Michel Boucheron: «Il est symptomatique que les États- Unis soient très ferme-ment attachés à la localisation de l’ICANN et des ordinateurs […] sur le sol américain. Le ficher mondial des abonnés et des sites internet se trouve ainsi sur leur territoire, avec de larges possibilités d’accès, soit par voie de justice, soit de manière plus discrète[4]».

Cette tutelle officielle ainsi institutionnalisée est de nos jours contestée, notamment par les BRICS qui y voient une mainmise sur laquelle ils n’ont pas d’emprise. En 2016, les États-Unis ont renoncé à la tutelle du Département du Commerce. Reste à savoir par quoi la remplacer, un organisme dépendant de l’ONU (ce que refuse Washington) ou un organisme international où figureraient les grandes entreprises du Net ?

Internet participe également du soft power américain, étant un vecteur alternatif du monde libéral, par le biais notamment des réseaux sociaux Facebook, Twitter, Linkedin… C’est pourquoi «Internet doit être considéré en conséquence non comme un outil d’influence, mais comme un outil qui démultiplie l’influence[5]».

Big data et open data

«Les Français et les Européens transfèrent massivement leurs données personnelles sur le continent nord-américain. La France fait partie certainement des premiers exportateurs mondiaux de vie privée [ . . Nous avons cédé les droits et la propriété de souvenirs, d’images, de notre passé, de nos pensées à des sociétés de services informatiques sur un autre continent régi par un autre droit, une autre langue et sur lequel la moindre procédure judiciaire est d’un coût dissuasif. » (Pierre Bellanger)

L’accès aux informations pertinentes est effectivement devenu une préoccupation majeure et, dans un monde toujours plus ouvert, les données constituent incontestablement le pétrole de notre siècle d’hyper-communication peu ou prou consentie des renseignements personnels.

Un rapport officiel américain[6] permet de comprendre comment les États-Unis cherchent à mettre en place un système qui leur permettra de préserver leur domination dans le domaine de la recherche et de l’innovation. Leur objectif est d’inviter à favoriser le partage de l’information scientifique entre les chercheurs. Ce qui sous-tend que les données et les informations soient normalisées pour pouvoir être tracées, contrôlées, agrégées et utilisées à leur profit.

Il est par ailleurs intéressant de voir de quelle manière les nouveaux géants de l’économie numérique (Airbnb, Uber, Tripadvisor) fondent leur puissance sur la seule collecte de données, leur compilation puis la revente sous forme de contacts commerciaux, sans investissement en biens corporels, seulement en publicité. S’agirait-il d’une économie développée hors sol, s’interrogent certains ? Probablement pas, mais un nouveau business model où le profit va à celui qui dispose de l’information pertinente.

Ce faisant, dans ce nouveau schéma d’analyse stratégique, les compétiteurs économiques se dépossèdent — au moins partiellement — de leurs propres données commerciales au profit de multinationales du Big Data, ce qui n’est certainement pas sans risque, notamment en matière de confidentialité des secrets d’affaires des entreprises. Dans divers milieux économiques, en off, certains s’en émeuvent et réfléchissent aux dangers émergents qui en découlent.

En tout état de cause, entre Big Data et Open Data, les deux philosophies s’affrontent désormais plus que jamais, fournissant aux données collectées, analysées et restituées une valeur exceptionnelle.

Une tentative d’indépendance numérique ?

Sur ce terrain, la réplique est également venue des juges européens. Témoignant en effet d’un regain de souveraineté inespéré, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE)[7], a rendu un arrêt infligeant un camouflet aux autorités américaines. Se livrant à l’analyse des normes en vigueur s’agissant de la protection des données personnelles, la CJUE devait trancher en regard de la Directive 95/46 aux termes de laquelle il est énoncé que chaque pays membre de l’UE doit instituer une autorité de protection des données personnelles.

De même, aux termes de l’arrêt du 6 octobre 2015, la CJUE a estimé que les États-Unis n’offraient précisément pas de garanties suffisantes quant à la sécurité des données à caractère personnel des citoyens de l’UE. Par conséquent, le « Safe Harbor » adopté outre-Atlantique en juillet 2000 est déclaré inopérant en regard des règles de confidentialité européennes érigées par la Directive 95/46. Depuis, un nouvel accord «EU-US Privacy Shield» a été rendu public le 4 février 2016. Plusieurs exceptions demeurent, et notamment celles qui renforcent les obligations de coopération en matière de corruption internationale (FCPA) et de fiscalité personnelle (FATCA).

Cette velléité d’indépendance numérique suffira-t-elle si l’on se souvient des mots du président américain Obama, prononcés en février 2015, en réponse aux accusations d’espionnage numérique après les révélations de l’affaire Snowden, énonçant avec un ascendant affirmé que les États-Unis ont créé et diffusé Internet et que par conséquent ils sont propriétaires des données qui empruntent ce réseau. En termes de domination, on ne saurait être plus clair…

Olivier de MAISON ROUGE

Conflits hors-serie n°7, printemps 2018.

[1] Pour Google, Amazon, Facebook et Apple.

[2] Pour Netflix,Airbnb,Tesla et Uber.

[3] De la souveraineté en général et de la souveraineté numérique en particulier», Les Échos, 30 août 2011.

[4] Rapport d’information parlementaire sur les vecteurs privés d’influence dans les relations internationales, par Jean-Michel Boucheron et Jacques Myard, Assemblée nationale, 18 octobre 2011, p. 66.

[5] Idem, p. 63.

[6] Report of the National Commission for the Review of the Research and Development Programs of the United States Intelligence Community – FAS 2013 – DO-FASIC2013

[7] Aff C-362/14 du 6 octobre 2015

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