Le bras de fer de la guerre russo-ukrainienne continue et engendre des sacrifices inversement proportionnels à la puissance des belligérants. Prenons un peu d’altitude, analysons l’historique et la situation à ce jour.
Déjà plus de 30 mois de conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine. Les derniers rebondissements, et les dernières décisions et déclarations de M. Poutine nous donnent l’occasion de faire un point de situation sur la guerre en Ukraine nommée initialement Opération Militaire Spéciale par Moscou. Les informations sur la situation purement tactiques étant contradictoires selon les belligérants et les médias, elles n’apportent pas d’indices pertinents sur l’orientation à long terme de ce conflit. En revanche, une analyse plus globale des causes racines permet de mieux cerner les enjeux et d’émettre quelques hypothèses sur les évolutions de ce conflit en particulier, et plus généralement à l’échelle mondiale.
Les causes racines
La prise de parole du 23 février 2015 au Chicago Council on Global Affairs de M. George Friedman, géopolitologue, spécialiste du renseignement et de la prospective, conseiller des affaires militaires auprès des dirigeants des États-Unis d’Amérique, exprime clairement la vision géostratégique des États-Unis. Un extrait de cette conférence sur YouTube, sous-titrée en français et qu’il est conseillé de visionner avant de poursuivre, parle plus spécifiquement de l’Ukraine et de l’Allemagne [1].
Toutes les phrases ont leur importance mais quelques phrases clés de cet extrait permettent d’appuyer le propos :
– « L’intérêt primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la Première, la Deuxième et la guerre froide a été la relation entre l’Allemagne et la Russie, parce qu’unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer, et nous devons nous assurer que cela n’arrive pas. »
–« Ce faisant il (le général américain Hodges ndlr) a montré que c’était son armée (l’armée ukrainienne ndlr) »
–« Le fait est que les États-Unis sont prêts à créer un cordon sanitaire autour de la Russie »
–« Les États-Unis ont un intérêt fondamental, ils contrôlent tous les océans du monde… Par conséquent, nous arrivons à envahir les peuples et ils ne peuvent pas nous envahir. Ceci est une très bonne chose »
–« La façon dont les Britanniques ont réussi à s’assurer qu’aucune puissance européenne ne pourrait construire une flotte a été de faire en sorte que les Européens s’entredéchirent »
– « La politique que je recommande est celle adoptée par Ronald Reagan envers l’Iran et l’Irak. Il a financé des deux côtés de sorte qu’ils se battent entre eux. C’était cynique et ce n’était certainement pas moral, mais cela fonctionne (Se rappeler du blocus de l’Iran par les États-Unis tout en armant l’Iran secrètement. Le secret a été dévoilé lors du scandale de l’Irangate en 1986 ndlr) »
– « … notre problème est en fait d’admettre que nous avons un empire »
– « Pour la Russie, le statut de l’Ukraine représente une menace pour sa survie, et les Russes ne peuvent pas laisser faire (rappel : nous sommes en février 2015, 7 ans avant le conflit armé de 2022 ; mais surtout un an après l’Euromaïdan ndlr) »
– « Pour les États-Unis, la peur primordiale est la technologie et le capital allemand avec les ressources naturelles et la main d’œuvre russe »
– « Les États-Unis ont déjà joué carte sur table, c’est la ligne de la Baltique à la Mer Noire. Quant aux Russes, leurs cartes ont toujours été sur table. Ils doivent au moins avoir une Ukraine neutre, pas une Ukraine pro-occidentale » [2]
Le moins que l’on puisse dire c’est que M. Friedman n’use pas de la langue de bois. Tout est parfaitement clair, et se vérifie historiquement et à posteriori.
Mais M. Friedman ne fait que reprendre la vision du monde de M. Nicholas Spykman, géopoliticien américain du début XXe siècle, dont les idées sont issues de son homologue britannique Mackinder, dans la continuité de la stratégie de domination mondiale des États-Unis, et dont les Américains Brzezinski, Kissinger, et encore Wolfowitz ont été les emblématiques architectes.
Dans une vision états-unienne et selon la théorie de M. Spykman, le monde se compose :
– du « Heartland » (le territoire cœur), le continent eurasiatique avec l’Europe de l’Est et la Russie.
– du « Rimland » qui cerne le Heartland, l’Europe de l’ouest, le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient.
– du « Off-Shore Continents » (littéralement continent hors terre), l’Amérique du sud, l’Afrique, l’Australie et le Pacifique.
Les États-Unis (et le Canada) se considèrent comme territoire maritime « Off-Shore » mais indépendant du « Off-Shore Continents ». Reste à positionner la grande Chine initialement dans le « Off-Shore Continents » mais actuellement plus dans le « Heartland », ce qui pose quelques problèmes conceptuels aux États-Unis !
Selon Spykman, assurer la suprématie géographique permet de garantir sa sécurité géopolitique. Toujours selon Spykman : « Qui contrôle le « Rimland » contrôle le « Heartland » donc l’Eurasie, et qui règne sur l’Eurasie contrôle le monde ».
C’est sur cette théorie que les États-Unis ont fondé leur stratégie d’endiguement depuis 1945, mise en œuvre initialement par M. Harry Truman, président des États-Unis, pour contrer l’expansion soviétique, puis s’est poursuivie pour favoriser l’affaiblissement voir l’éclatement de la Russie et plus récemment de la Chine.
Nous pouvons lire une carte pour constater qu’un bon nombre des conflits actuels se situent sur ce fameux « Rimland » de Spykman. Regardons d’ouest en est :
– Pour l’Europe les affaires sont en cours et bien avancées. L’Union européenne (UE) et l’Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN) sont sous un quasi contrôle des États-Unis avec l’affaiblissement des nations européennes. Reste quelques réfractaires comme la Serbie qui, malgré un bombardement « humanitaire et d’encouragement » en 1999, résiste tant bien que mal aux pressions. La création du Kosovo ex-serbe est déjà acquise par l’implantation de la base militaire de Bondsteel ; le reste du Kosovo est laissé à la mafia locale mais sous contrôle. La Hongrie et la Slovaquie ne sont pas actuellement les meilleurs élèves mais les déstabilisations sont en cours. Après quelques tentatives en 2006, la Biélorussie reste liée à la Russie. La ligne « de la Baltique à la Mer Noire » s’allonge plus au nord avec l’adhésion récente de la Finlande à l’OTAN.
– L’Ukraine reste pour les États-Unis le territoire majeur qu’il leur faut contrôler en Europe.
– Traversons la Mer Noire pour arriver au sud Caucase, la Tchétchénie, la Géorgie et l’Ossétie du sud, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, zone de conflits depuis plus de 15 ans. Plus au sud la persistance des conflits au Proche Orient comme le préconise M. Friedman a maintenu les pays arabes et perses dans une position d’affaiblissement, de soumission ou de division interne comme en Irak et en Syrie.
– Puis traversons la Mer Caspienne et le Turkménistan pour aboutir en Afghanistan avec certes un échec militaire de l’intervention des États-Unis mais une déstabilisation de la région.
– L’Inde est un gros poisson qui ne peut pas être pris directement. Au nord, le conflit du Cachemire avec le Pakistan dont les relations avec les États-Unis ont toujours été un simulacre de coopérations, reste une zone de fortes tensions armées. Le récent putsch du 5 août 2024 au Bangladesh, mené par des groupes d’opposition soutenus par les États-Unis, déstabilise l’Inde, mais aussi le Myanmar (ex-Birmanie) et la Thaïlande, sans oublier les tensions savamment entretenues au Népal et au Xinjiang avec les Ouïghours.
– Pour boucler le « Rimland », reste les Philippines ayant récemment quitté leur neutralité au profit des États-Unis, Taïwan qui est un objectif majeur des États-Unis, et enfin la Corée du sud et le Japon déjà acquis sous contrôle.
– Pour compléter et vraiment boucler le « Rimland » de Spykman, il faudrait ajouter le contrôle de la route maritime du nord entre l’Arctique et la Russie, nommée « route de la soie arctique » par les Chinois. Cette route maritime, dorénavant accessible en brise-glaces, et le gros potentiel de ressources minières et énergétiques de l’Arctique, en font un enjeu géostratégique important, source de futurs conflits.
Mais les conflits et changements de régimes se situent aussi dans le reste du monde en fonction des circonstances et des intérêts à dominer certains États : Amérique du sud, Afrique, sud-est asiatique, Pacifique.
L’objectif de domination mondiale des États-Unis d’Amérique et sa stratégie a le mérite d’être historiquement évidente et constante depuis de nombreuses décennies, quels que soient les dirigeants au pouvoir, républicains ou démocrates. En revanche, le narratif politique de leur implication dans un conflit pour assurer la paix et la sécurité est un affichage bien différant du résultat des interventions directes ou indirectes. Les guerres en Irak, en Libye, en Syrie et d’autres en sont des exemples flagrants. L’objectif est plutôt de contrôler les ressources énergétiques et les matières premières, prévenir l’émergence de concurrents économiques et démographiques, voir, selon certains spécialistes de l’histoire des États-Unis, une emprise sur les nations par une élite internationale agissant depuis l’Amérique.
L’opposition idéologique plus actuelle de rupture avec la voie néoconservatrice promise par M. Donald Trump, déclarant se recentrer sur l’économie territoriale américaine et renoncer à un certain expansionnisme ou interventionniste actuels, pourra-t-elle infléchir la géostratégie américaine ? Il faut le souhaiter mais il s’avère que les victoires et les défaites des opérations directes ou indirectes de l’empire américain, dont les échecs militaires sont nombreux, n’ont pas à ce jour influencé leur idéologie mondialiste et conquérante, quelques soient les dirigeants au pouvoir, et ceci quelles qu’en soient les conséquences humaines, surtout lorsqu’il s’agit de la vie des autres.
Les méthodes employées vont de la manœuvre parlementaire à la guerre directe, en passant par les manipulations électorales, les assassinats, les coups d’État, les guerres civiles et révolutions de couleur. Certes plusieurs conflits débutent sur des tensions préexistantes, mais ces dernières sont habilement exacerbées selon une technique largement éprouvée en Amérique du sud depuis 1945. Le contrôle des États se poursuit par la méthode économique de M. Milton Friedman (un autre Friedman), fondateur de l’École de Chicago. Les thèses de l’École de Chicago s’opposent au keynésianisme. Le contrôle économique d’un État s’effectue généralement par un prêt du Fonds Monétaire International (FMI) sous condition de politique d’austérité, de privatisations, et de libéralisation des prix. Les richesses et les secteurs clés de l’État sont rachetés par des multinationales. L’inflation appauvrit le peuple, et la spirale : inflation, appauvrissement, privatisations, s’accélère. Une couche de corruption permet de renforcer le processus.
Depuis la dislocation de l’Union Soviétique en 1991, les déstabilisations des États, guerres par procuration ou directes par les États-Unis ont fait des morts dont le nombre dépasse largement le million.
Côté Russie, la stratégie affichée est beaucoup moins ancienne. De 1923 à 1991, la vision de l’URSS composée de pays continentaux, était essentiellement idéologique, marxiste, sans nécessité d’établissement d’une hégémonie sur toutes les nations du monde, contrairement aux États-Unis avec leur besoin croissant de contrôle mondial des marchés et des ressources adossées au dollar, monnaie imposée d’échange mondiale depuis les accords de Bretton Woods en juillet 1944, et juridiquement renforcée par l’extraterritorialité du droit américain. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)
Jacques PERRIER
[1] – youtube.com, 13/04/2015 : “G. Friedman «..c’est cynique, immoral, mais ça marche”. Extraits du discours. ».
[2] – La totalité de cette conférence en américain est disponible sur le site globalaffairs.org : « Europe: Destined for Conflict? ».
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