Lors de nos dernières Journées Chouannes, l’un des sujets abordés traitait du thème « Des origines philosophiques à la fin de la démocratie ». Le philosophe Maxence Hecquard était l’un des intervenants au titre de l’excellent livre qu’il a publié en 2016 Les Fondements philosophiques de la démocratie moderne (Éditions Pierre-Guillaume de Roux) à propos duquel nous avions eu avec lui un entretien paru dans notre n° 720 (avril 2017). Dans les propos qu’il a tenus à la tribune, il a rappelé le constat suivant : « Le système démocratique n’est qu’un vaste mensonge. Ce sont toujours les mêmes qui dirigent et qui manipulent l’opinion ».
Dans ce cadre, il nous a proposé de reproduire le contenu des réponses qu’il avait données à un questionnaire, parues dans le n° 3 des Cahiers de l’Indépendance (Éd. François-Xavier de Guibert, juillet 2007, pp. 50 à 59) consacré à « Éloge du vote blanc. L’objection de conscience politique ». (reproduction avec l’aimable autorisation des Cahiers de l’Indépendance).
Au terme du « bouillonnement » de la récente période électorale du printemps 2017 et de l’accession de Macron à la présidence de la France, ses réflexions n’ont rien perdu de leur intérêt, bien au contraire.
Question : L’objection de conscience peut-elle être avancée en matière de choix électoral ?
Réponse : La conscience mesure la conformité des actes aux principes moraux. Comment imaginer que le choix électoral, acte propre du citoyen, puisse lui échapper ? Elle élèvera une objection si elle considère qu’aucun candidat ne respectera les principes moraux ou que le vote lui-même est contraire aux dits principes. L’objection empêche le choix d’un candidat, voire l’acte même de vote, et mène sous une forme ou une autre à s’abstenir.
Doit-on sacrifier l’objection de conscience à l’impératif du moindre mal ?
Dans un monde en progrès perpétuel, le révolutionnaire, le candidat du changement, a généralement le vent en poupe. Le conservateur accuse alors souvent l’abstentionniste d’aggraver la situation en laissant passer les candidats les pires. L’abstention marquerait la négligence, le désintérêt, voire le dégoût quand ce n’est pas la « politique du pire ». Ne pas choisir, ne pas voter, serait abandonner la cité, la société politique, à son sort funeste, à sa fuite en avant vers l’abîme. Il conviendrait donc de se résoudre à choisir le « moins mauvais » des candidats, seul apte à freiner la chute. Voter pour le moins mauvais serait donc non seulement utile mais nécessaire. Ce serait même une obligation morale, l’abstention caractérisant une faute par omission, une non-assistance à personne en danger.
La définition du « moindre mal », du « moins mauvais » candidat, n’est pas aisée. Qui sera le « moins mauvais » ? Celui qui se réfère aux principes de la justice même s’il ne les applique pas ? Celui qui, gravement déficient en un domaine, est très efficace en un autre ? Mais comment choisir par exemple entre un candidat annonçant qu’il réduira les impôts et autorisera le mariage des homosexuels (qui enrichirait donc la famille tout en la détruisant) et un autre désirant relancer la natalité tout en creusant le déficit budgétaire (qui soutiendrait donc la famille mais en l’appauvrissant) ? Qui sera juge de la nature et de la dose de poison, de mal acceptable ? Qui choisira le domaine à sacrifier ? L’électeur c’est-à-dire le peuple ? Ce serait lui faire poser un acte direct de gouvernement dont il est bien incapable, comme l’ont reconnu tous les observateurs d’Aristophane à Tocqueville en passant par Machiavel, Montesquieu et Rousseau lui-même.
Mais si le chirurgien se résout à amputer le membre gangrené et si le général envoie parfois la troupe à la mort pour contenir l’assaut ennemi, ne faut-il pas sortir de l’angélisme et se résoudre à côtoyer le mal, à vivre avec lui ? La perfection n’est pas de ce monde : le prince parfait n’existe pas. Nous roulons dans des voitures cabossées et nos vestes ont des accrocs, pourquoi refuser un Président de la République unijambiste ou borgne ? Ne peut-on donc pas voter pour un chef qui, même s’il contribue à la destruction de la société, lui procurera aussi de manière certaine quelque bien ?
« Ne faisons pas de choses mauvaises pour qu’arrivent de bonnes » répond saint Paul (Rom 3, 8). Le chirurgien libère le malade de sa gangrène et le général sauve le pays, même s’il en résulte une inévitable douleur. La perte d’un membre ou de troupes est un mal voulu non pour lui-même mais nécessaire pour atteindre la fin (la santé ou l’indépendance du pays). Elle constitue dans cette perspective un bien véritable. Se résoudre au « moindre mal » en politique serait accepter que le dirigeant fasse le mal pour le mal, mais moins qu’un autre : ce serait précisément accepter qu’un chirurgien, même s’il sauve un membre, en gangrène un autre.
Qu’est-ce donc que le mal ? Saint Thomas explique que ce n’est pas une chose (aliquid) mais la privation d’un bien. Le gouvernant est l’instrument même de la réalisation du bien commun. Son défaut, son manque, n’est supportable que s’il n’a de conséquence que sur lui-même. Il ne l’est pas, s’il entraîne la destruction de ce bien commun ou en empêche la réalisation.
Ainsi la doctrine du « moindre mal » revient à accepter le principe d’un mal partiel : elle est clairement contraire aux principes moraux et donc par définition mauvaise. Si le mal est une absence d’être, l’acte mauvais ne peut produire de bien, c’est-à-dire d’être, car l’être ne sort pas du néant. Un vote au nom du moindre mal ne peut donc aider à construire une société juste mais contribuera à la détruire. C’est un mirage qui ne fait qu’affaiblir ceux qui désirent une rénovation véritable de la politique.
On le voit : le « moindre mal » n’est pas si moindre.
Telle est la leçon du fiasco de la démocratie chrétienne. Son existence même reposait sur cette doctrine du moindre mal : pour ne pas être exclu de l’exercice du pouvoir elle décida de participer à un régime laïc contraire au principe chrétien du règne social du Christ. Force est de constater que, depuis la Seconde Guerre mondiale, elle n’a pu empêcher la destruction systématique des dernières traces du christianisme dans la démocratie. Sa doctrine l’a donc conduite, échec après échec, à réduire ses prétentions spécifiques, c’est-à-dire à sa propre autodestruction.
L’offre imposée par les appareils partisans et relayée par les médias permet-elle un choix approprié aux exigences de la légitimité démocratique ?
À mon sens oui, car les partis et les media filtrent toute candidature qui dévierait des valeurs démocratiques. Ce contrôle sanitaire est une condition de la pérennité du système.
Une objection grave est-elle mieux exprimée par le vote blanc ou par l’abstention ?
Tout dépend de la nature de l’objection.
Voter blanc peut simplement manifester un embarras exempt d’indignation signifiant que l’on préfère laisser la décision aux autres. Ce vote n’est pas contestataire mais régulier.
Il n’en va pas de même si ce vote signifie que l’on récuse l’ensemble des candidatures car jugées incompatibles avec une certaine échelle de valeurs. Il marque alors le rejet non de la politique mais des politiciens. C’est de l’amour déçu. En effet ce vote manifeste un grand attachement au système puisque l’on fait l’effort d’une participation de principe. Il constitue l’acte le plus démocratique qui soit et mériterait quelque médaille à l’effigie de Marianne.
L’abstention est autrement inquiétante. Elle peut avoir des causes fort diverses.
La légèreté, symbolisée par une partie de pêche mythique, est d’abord le fait des individualistes. La jouissance de l’instant présent évacue le souci politique : le bien commun n’a aucun sens quand le bien tout court se limite au programme de la soirée.
Mais cette légèreté fait de plus en plus place à un refus délibéré de participer à un système auquel « on ne croit plus ». La démocratie perd des troupes qui la jugent une comédie masquant des intérêts partisans. Le vote est désormais perçu comme un acte symbolique inutile car incapable de modifier le cours des choses. De là une partie grandissante du corps électoral récuse un système qu’elle estime totalitaire et refuse de jeter son grain d’encens à la religion démocratique.
L’abstention manifeste ainsi moins le rejet des politiciens que celui de la démocratie.
Compte tenu de ce que nous savons des personnes des différents candidats et de leurs intentions, avez-vous une ou plusieurs raisons majeures qui pourraient vous conduire à émettre un vote blanc lors du prochain scrutin présidentiel ?
Un démocrate n’aurait nulle raison de se plaindre d’un panel de candidats fort divers ayant tous adhéré aux valeurs fondamentales de la démocratie. ♦