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Enjeux de la « souveraineté numérique »

ByPhilippe Lauria

Mai 27, 2022
Enjeux de la « souveraineté numérique »

La notion de « souveraineté numérique » apparaît dans les médias au début des années 2000 chez les journalistes [1] et lorsque les pouvoirs publics prennent conscience qu’ils sont dépassés par la puissance des multinationales gérant les données et les activités des réseaux [2]. En 2012, lors de la Conférence mondiale des télécommunications internationales, la Russie et la Chine revendiquent leurs « droits souverains » sur la gestion du réseau et demandent l’élaboration d’un traité international. La médiatisation de l’affaire Snowden [3] (2013) vient confirmer les « suspicions » et alerte les États qui vont s’engager à revoir leur « gouvernance des espaces numériques », entendons : mettre en place des barrières protégeant leur « cyberespace souverain ». « De quoi s’agit-il », disait le maréchal Foch quand on lui présentait un problème : espionnage industriel, protection des données des citoyens, cyberattaques sur les infrastructures… ? De quel souverain et de quelles pertes de souveraineté parle-t-on ? Lesquelles faudrait-il recouvrer pour rester un État-nation souverain, si l’expression a encore un sens ?

Aliénations de la souveraineté numérique ?

L’échange d’information et le traitement de données peuvent concerner jusqu’à 4,5 milliards d’utilisateurs quotidiens. Des plateformes comme Uber, Airbnb, Amazon, les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram) rassemblent des millions ou des milliards, d’utilisateurs (Facebook comptait 1,73 milliard d’utilisateurs par jour début 2020), chiffres qu’il faut mettre à la puissance pour donner une idée des masses d’informations qui circulent et des difficultés auxquelles doivent faire face les États qui veulent réguler ces flux et imposer des règles de bonne conduite.

Cependant, le problème d’un État n’est pas seulement de superviser les activités des particuliers et des entreprises, qui entrent et sortent de son « territoire virtuel », il est aussi de contrôler les géants du Net, s’il le pouvait, et d’affronter les menaces d’acteurs malveillants étatiques – les grands États poursuivent chacun leurs stratégies géopolitiques –, ou non étatiques, disséminés sur la planète.

Triple front donc, et à trois échelons, au moins… : celui de la technologie, de l’économie et du régalien. Un beau casse-tête pour les stratèges de la cyberdéfense et les régulateurs [4] des réseaux numériques.

Dépendance technologique et informatique

Dès l’origine la cybersphère a impliqué des firmes, et spécialement dans l’attribution et la maîtrise des « noms de domaines » [5], signifiant nettement que si l’espace géographique semble encore appartenir aux États (à vrai dire souvent fantoches devant les instances supranationales), l’espace numérique est, pour des raisons de technologie et d’expertise, dans les mains de ceux qui dirigent le Web et Internet (qui n’est qu’un des réseaux du Web).

À titre d’exemple, à la suite de la crise sanitaire, la plupart des États européens (l’Autriche, l’Irlande, les Pays-Bas, mais aussi l’Italie et l’Allemagne) ont choisi de recourir à des programmes mis à disposition par Apple et Google pour l’identification et le traçage numérique des personnes. La France et le Royaume-Uni ont décidé de développer une application pour conserver leur contrôle sur les données d’identification, mais la question se pose de savoir s’ils pourront maintenir ce contrôle.

La dépendance technique des puissances moyennes est un fait. En 2016 et 2019, la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) a dû recourir aux services d’une société (Palantir) en partie financée par la CIA pour ses opérations antiterroristes. Autre exemple : les données de santé des Français ont été récemment confiées à la société Microsoft (Health Data Hub) faute d’algorithmes assez perfectionnés.

Autre aspect, le travail des services « d’intelligence économique », c’est-à-dire de « veille » et de décryptage des informations pour déjouer l’espionnage économique – c’est par ce biais que les ventes de Rafales à l’Inde auraient pu être conclues à l’insu des États-Unis – ou les cyberattaques supposent la maîtrise des technologies satellitaires et de décryptage des messages auxquelles n’accèdent que très peu d’États. Est-il sûr d’être secondé par des sociétés privées pas nécessairement transparentes ?

Dépendance économique

La dépendance des États dans l’économie numérique se manifeste comme dans le reste de l’économie : les multinationales ont le pouvoir de préempter et d’orienter les structures de production et de consommation en ignorant ou en contournant les frontières ou les barrières juridiques.

Les géants du Net maîtrisent l’économie numérique (moteurs de recherche, commerce, jeux, fils, outils de gestion…) pourvoyeuse de forts profits sur les ventes et transactions de toutes espèces ; par conséquent elles absorbent de manière extraterritoriale, directement ou indirectement, une part de la richesse produite dans les États, sans que ceux-ci puissent réguler ou même recouvrer certaines taxes, en particulier sur les GAFAM (perte de souveraineté fiscale).

Plus largement, elles participent du phénomène de concentration économique et financière planétaire qui n’a cessé de caractériser le capitalisme depuis ses origines. Par leurs volants de ressources financières, elles peuvent diversifier leurs marchés en dehors et parfois loin des secteurs de l’électronique (hardware, c’est-à-dire matériel informatique) et de l’informatique (les logiciels ou software) : matières premières (terre rare, métaux précieux qui composent les smartphones et ordinateurs), finance, produits de luxe…

Bien qu’elles puissent participer en théorie à la relocalisation territoriale décentralisée des activités de production et de services, on peut penser qu’à ce jour elles contribuent plutôt à détruire les économies locales et les petites entreprises (même si comme Uber elles font naître d’éphémères microentreprises ou individuelles peu rentables ou des emplois temporaires comme Amazon) en servant le projet de « gouvernance » planétaire par la concentration économique et financière.

Enfin, elles peuvent modeler les consommateurs, les orienter par des offres ciblées (but des « cookies »), au moyen de l’exploitation des données (big data), traitées par des algorithmes que les États ne possèdent pas. Elles peuvent également, suivant les législations, conserver ou en vendre les données qu’elles stockent, ce qui rappelle qu’elles empiètent sur le « régalien ».

Dépendance régalienne

La formule est presque un oxymore ; elle permet d’indiquer que la subsidiarité s’est en quelque sorte inversée du fait de la double dépendance technologique et économique. Autrement dit les États doivent recourir comme jamais auparavant (car dans l’histoire il a existé des vassaux armés ou de grandes fortunes supérieures à celle du prince) aux services des firmes transnationales du Web pour exercer leurs prérogatives de police, de justice, et de finances publiques (la CIA par exemple est financée par un fonds d’investissement In-Q-Tel [6]).

Les transnationales ne font pas qu’encaisser les royalties de leur expertise et de leur maîtrise économique des réseaux, celles-ci leur permettent aussi de fixer les conditions d’utilisation de services en ligne, de décider des informations légitimes. Par exemple, de fermer le profil d’un utilisateur en l’empêchant de s’exprimer, bref d’empiéter dans le domaine régalien. Acte de censure qui ne devrait revenir qu’au souverain, mais celui-ci n’est pas nécessairement l’État comme nous l’apprennent les Constitutions, c’est le peuple, ce qui dans une démocratie soulève la question de la liberté de choix en matière de gestion des données privées.

Mais les électeurs sont-ils encore libres ? Le scandale « Cambridge Analytica » aurait révélé l’utilisation des données des usagers de Facebook pour manipuler les intentions de vote en faveur de Trump aux dernières présidentielles américaines et cette société a dû fermer ses portes : info ou intox ? Quoi qu’il en soit, c’est l’aveu du pouvoir des Majors du numérique.

En matière de police des diverses formes de cybercriminalité les États sont souvent défaillants ou débordés pour prévenir, tarir ou sanctionner adéquatement : le pillage de données privées, le piratage informatique ou hacking, les rançongiciels (ransomware) ou chantage avec rançon pour que soit débloqué un réseau infiltré et paralysé, problème qui touche les administrations publiques. C’est aussi vrai de la concurrence déloyale, par obtention d’information des concurrents, ou des atteintes aux mœurs, fléau social majeur délaissé, sauf peut-être par la Chine (ce qui n’augure pas forcément du meilleur).

Enfin, emblèmes mêmes de la souveraineté, des sociétés sont autorisées à créer leurs monnaies virtuelles (Bitcoin, projet Libra de Facebook) et à mettre en place des services de règlementation juridique des différends, tribunaux de substitution (aliénation d’une partie de la souveraineté monétaire et judiciaire).

Recouvrer la « souveraineté numérique » ?

Il y a donc partenariat et compétition entre sociétés privées et États, pour gérer une anarchie informationnelle générée par ces nouveaux moyens de communication ; il y a aussi des alliances entre ces sociétés et des États contre d’autres États. Tout ceci n’est pas nouveau, en substance, ce qui l’est c’est la dissolution des États-nations que les mondialistes planifient via les sociétés du numérique.

L’hypothèse libertarienne selon laquelle « les autorités étatiques dominant les territoires géographiques ne pourraient s’imposer dans le cyberespace et devraient s’accoutumer à de nouvelles formes de régulations propres au monde virtuel d’internet » est-elle réalisée ?

Sommes-nous à la veille du grand soir socialiste qui préludera à la société anarchique au sens propre du mot (selon Marx) où à la formule « à chacun selon son travail », se substituera la formule « à chacun selon ses besoins » (Marx) et ses désirs, à la totale indépendance et suffisance de toute individualité, bref à la souveraineté du Moi-roi. L’ère de la société communiste est-elle au coin de la rue à la faveur de l’anarchie cybernétique et de la régulation neutre par de simples sociétés soi-disant neutres ou désintéressées ?

C’est quasi dans les termes ce que promettent sans rire certains experts du Great Reset qui nous parle de monde sans frontières et de «lean society » (sociétés plates, c’est-à-dire non hiérarchique qu’il s’agisse des entreprises ou des sociétés civiles).

Certes, les ondes ignorent les frontières plus que les câbles et autres liaisons physiques telles que les pipelines ou les moyens de transport. « Plus », non pas totalement, car le cyberespace c’est encore de l’espace, et pour être numériques ou « immatérielles », les activités qui s’opèrent sur les réseaux restent matérielles et soumises au pouvoir de ceux qui les produisent et les connaissent.

Il n’y a pas de fatalité numérique contre la souveraineté, celle-ci est déjà exercée et rudement par les grandes nations-continents qui arraisonnent leurs géants du numérique, comme l’a fait récemment la Chine [7] qui interdit certaines activités de ses sociétés numériques et a rappelé que seul l’État a droit de regard sur le régalien.

D’autre part, les grandes plateformes du Web font elles-mêmes chaque jour la démonstration qu’elles peuvent cibler et isoler les particuliers comme les organisations, ce qui signale une source de terribles malheurs dans une société de tyrannie sanitaire, mais aussi l’espoir que de sages gouvernants peuvent se rendre maîtres des technologies et les employer à bon escient, bref que la souveraineté est un bien commun « recouvrable ».

Hélas, la problématique est à l’heure actuelle faussée et complaisamment portée sur les seuls plans technique, économique ou juridique. On se garde d’attaquer à la racine les méfaits de « l’internetisation » du monde en invoquant des solutions légales et règlementaires : contrats, certifications, respect de normes, visant à protéger ou à maintenir les données. Cette régulation est nécessaire, mais compte tenu des rapports de force elle est cosmétique si les États n’atteignent pas une puissance économique et technologique minimale pour faire observer ces normes contractuelles.

La problématique ayant aussi une importante dimension sociale, certains analystes estiment qu’il faut enclencher une prise de conscience collective, car « l’enjeu dépasse la simple transmission de données : c’est « toute la chaîne du numérique qui doit être reconquise : systèmes d’exploitation, services internet (email, outils de bureautique, réseaux sociaux, cartographie, APIs…), jusqu’au matériel » [8] (Gaël Duval).

À un troisième niveau d’action, plus vaillant, on pense qu’il faut affronter les maîtres du numérique sur leur terrain pour leur faire pièce. Ainsi le ministère de la Défense a choisi le moteur de recherche français Qwant développé depuis 2013 plutôt que Google et en 2020, a été lancé un projet franco-allemand de Cloud (stockage des données sur internet) souverain, Gaia-X. Hélas, ces tentatives ont été qualifiées de « pistolets à eau contre pistolets réels » contre les GAFAM [9].

Qui a entendu parler de Qwant ou de DAFVI l’antivirus français ? Et comment une société anesthésiée et rendue amorphe par l’idéologie cosmopolitique pourrait-elle se battre pour des frontières numériques quand elle n’est pas prête à se battre pour ses frontières nationales ?

Pour les autorités publiques, qui ont soudain pris conscience du caractère crucial de la souveraineté à la faveur d’internet et qui ont mis en branle les traditionnels colloques, commissions, observatoires et rapports [10], il faudrait se réveiller collectivement, l’heure est grave. Il s’agit de retrouver le contrôle des ressources d’internet, de limiter l’hégémonie de puissances étrangères, de mieux contrôler la protection des données individuelles, se protéger des cyberattaques du cyberterrorisme… C’est très beau, on oublie seulement que la souveraineté politique et financière a été découpée – par les mêmes ou leurs héritiers – en tranches et rondelles distribuées à Bruxelles, aux oligopoles, firmes et banques, aux lobbies, aux syndicats « historiques », aux organisations non gouvernementales, aux media, et des miettes à tous les ayant droit disséminés de la « démocratie » cybernétique. On a commencé par brader la souveraineté et à présent on pleure la souveraineté numérique… intéressant non ?

Ces agitations et ces fumées qui donnent surtout le change et masquent la volonté résolue d’instaurer un État mondial appuyé sur la donne numérique, dont le passe sanitaire est l’illustration tangible, laisse-t-il encore des marges d’action à travers lesquelles les petits États pourraient recouvrer un minimum de souveraineté numérique ? La question est : aurons-nous le courage de remettre les « bœufs politiques » (si on nous autorise la formule) devant la « charrue numérique », avant de commencer à labourer et semer dans les champs (énumérés), recouvrer la souveraineté tout court, afin de reconquérir assez de puissance économique, et de là, technologique, qui rendront possible la souveraineté numérique.

Philippe LAURIA

 

[1] – Employée par L. Sorbier et B. Benhamou dans un article de 2006 puis popularisée par le patron de Skyrock, P. Bellanger, auteur de La Souveraineté numérique, Stock, 2014.

[2] – GAFAM : Google, Apple, Facebook Amazon, Microsoft ; NATU : Netflix, Airbnb, Tesla, Uber ; pour la Chine : BATX : Baidu (moteur de recherche), Alibaba (marchés publics, ventes, Cloud), Tencent (services en lignes, jeux) et Xiaomi (téléphone, électronique) ; moteur de recherche Yandex pour la Russie.

[3]Ancien membre de la CIA qui a révélé à deux journalistes la surveillance des appels téléphoniques et des échanges mondiaux sur internet par l’Autorité américaine de sécurité (NSA).

[4] – En France, l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse). Pour la sécurité, l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information), créée en 2009.

[5] – L’attribution et gestion des « noms de domaine » – les adresses avec tiret et point qui recouvrent un espace numérique réservé des pays et des acteurs de la toile, leur protection, visibilité selon le référencement –, dite « racine stratégique », a été pilotée par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), société californienne créée en 1998, cf. « Comprendre la souveraineté numérique », Cahiers Français, no 415, juin 2020.

[6] – Cf. Cahiers Français, op. cit.

[7] – Arrêt de l’introduction en bourse d’Alibaba et amendes pour non-respect des clauses de concurrence. Exige que WeChat (le Facebook chinois) trouve une autre source de revenus que les jeux en ligne, cf. Erwan Faber, « Parti communiste chinois, 1921-2021… », Lectures Françaises no 774 (octobre 2021).

[8] – Gaël Duval, « La France et l’Europe doivent conquérir leur souveraineté numérique », FrenchWeb.fr, 14 février 2017, in Wikipédia.

[9] – Raphaël Grably : « Le cloud européen Gaia-X, un pistolet à eau contre les GAFAM », L’Express, 14 juin 2020.

[10] – Dans la liste des colloques et rapports, citons seulement la mission sénatoriale de G. Longuet, « Rapport de la Commission d’enquête sur la souveraineté numérique », octobre 2019.

La lecture de cet article extrait du numéro 781 (mai 2022) de Lectures Françaises vous est offerte en intégralité. Pour découvrir le sommaire du numéro et le commander, c’est ICI !

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