Nous l’avons déjà rappelé : tous les quatre ans, la France, ou du moins une partie des faiseurs d’opinion, semble vivre l’élection présidentielle américaine par procuration. D’où vient donc ce lien qui attache notre pays aux États-Unis ? D’où nous vient ce tropisme américain ? Il nous faut remonter aux origines et à cette guerre d’Indépendance qui enflamma les esprits de ce côté-ci de l’Atlantique, et ce, étonnamment à première vue, dans tous les partis.
Pour la France de 1778, date de l’engagement de notre patrie dans ce conflit, il y avait une revanche à prendre sur la cruelle humiliation subie en 1763, à la fin de la guerre de Sept Ans. Il y avait également l’enthousiasme des élites « éclairées » pour une révolution américaine, qui semblait réaliser dans les faits les promesses enchanteresses des Lumières, qui allaient tôt ou tard, et surtout dans les fureurs de notre Révolution, délivrer leur poison. Il y avait enfin, plus largement et paradoxalement, les libertés des colonies, libertés bafouées par la Couronne britannique, qui étaient en fait autant de privilèges, et qui rattachaient les hommes de la Déclaration d’indépendance de 1776, non pas seulement aux Lumières, mais à un ordre ancien, antérieur à l’absolutisme des États modernes.
Ce n’était donc pas le dignitaire maçonnique, mais l’aristocrate virginien que le jeune vicomte de Chateaubriand, certes frotté de la pensée libérale de monsieur de Malesherbes, tentait d’approcher, fort d’une lettre de recommandation d’Armand de La Rouërie, à l’été 1791, et qu’il devait plus tard célébrer, dans le livre sixième de ses Mémoires d’outre-tombe.
C’est tout le paradoxe de la révolution américaine. Cette révolution restaure des libertés anciennes et proclame la « Liberté » nouvelle. C’est ce paradoxe, c’est cette contradiction qui, du marquis de La Fayette au marquis de La Rouërie, devait attirer la plupart des cœurs français, pourtant bientôt et déjà divisés, à l’Amérique.
La bataille de New York
Le Congrès a donc proclamé l’indépendance des États-Unis, le 4 juillet 1776. Mais cette indépendance, il ne s’agit plus tant désormais de la proclamer que de la conquérir par le sang.
Car Londres n’a pas dit son dernier mot. Loin s’en faut. Le plan adopté par le gouvernement de Sa Majesté est le suivant : le général Howe débarquerait à New York et remonterait avec son armée le long de l’Hudson river, se rendant maître du fleuve et des alentours, tandis qu’une autre armée anglaise descendrait du Canada par le lac Champlain et rencontrerait la première sur l’Hudson river à hauteur d’Albany. Ainsi la Nouvelle-Angleterre se trouverait coupée du reste des colonies insurgées. Une troisième armée, confiée à lord Cornwallis, débarquerait à son tour à Charleston pour rallier les loyalistes de Caroline du Nord et couper le Sud en deux.
Contre toute attente, Cornwallis échoue devant Charleston. En revanche, le général Howe débarque à Staten Island, qui, sur l’estuaire de l’Hudson river se trouve en face de l’île de Manhattan. Malgré l’infériorité numérique de ses troupes (7 000 Américains contre 32 000 « tuniques rouges », dont 8 000 mercenaires allemands !), Washington reçoit l’ordre du Congrès de défendre New York coûte que coûte. Le 22 août 1776, les Britanniques passent à l’attaque et se rendent maîtres de Long Island en sept jours. La position de Washington sur Manhattan devient peu à peu intenable. Le 15 septembre, les Britanniques débarquent à Kips Bay, sur l’île de Manhattan et contraignent Washington à battre en retraite vers le Nord, bousculant le lendemain une division ennemie à Harlem Heights. New York est désormais entre les mains des Britanniques (et des loyalistes) qui n’en seront délogés qu’en 1783 !
George Washington est alors contraint de franchir l’Hudson River et de trouver, lui et son armée, refuge dans le New Jersey.
La guerre vue d’Europe
Les événements d’Amérique ont un grand retentissement en Europe. À Versailles, Louis XVI examine les faits et les avis contraires de ses ministres avec circonspection. Vergennes, son secrétaire d’État des Affaires étrangères, s’il ne veut pas la guerre, estime qu’il faut soutenir les Insurgents pour affaiblir l’Angleterre. Turgot, contrôleur général des Finances jusqu’en mai 1776, a tiré la sonnette d’alarme et averti que cette guerre risquerait de pousser à leur perte ces mêmes finances du royaume. De Madrid, le roi d’Espagne Charles III, autre vaincu de 1763, et qui est lié à la France par le Pacte de famille, a formulé un autre avertissement à l’endroit de Louis XVI : les souverains qu’ils sont feraient bien de réfléchir à deux fois avant de soutenir la rébellion d’un peuple, le peuple américain, contre son roi, Sa Majesté George III. L’avenir donnera raison aux oiseaux de mauvais augure.
De son côté, le Congrès américain décide de solliciter l’aide des ennemis de l’Angleterre. Alors que la guerre se rapproche dangereusement de Philadelphie, Benjamin Franklin s’embarque pour la France, accompagné par Arthur Lee. Ils débarquent à Auray le 4 décembre 1776 et retrouvent bientôt leur compatriote Silas Deane, qui leur a préparé le terrain. Plénipotentiaire du Congrès, Franklin doit faire de son mieux : à défaut d’obtenir immédiatement une alliance en bonne et due forme, il devient l’agent d’influence de la cause américaine au sein de la bonne société française. Bientôt, l’Académie des sciences l’accueille en son sein, et le vieux Voltaire lui donne l’accolade dans l’enthousiasme général. Bien évidemment, les accointances maçonniques jouent leur rôle dans ces premiers succès de la mission Franklin.
« Le héros des deux mondes »
Les volontaires vont peu à peu mettre leur épée au service des Insurgents. Ce sont souvent des hommes du meilleur monde. Parmi les tous premiers, on compte bien sûr le jeune Gilbert du Motier, marquis de La Fayette, qui, du haut de ses dix-neuf ans, est le plus riche seigneur d’Auvergne et appartient par alliance à la puissante famille des Noailles. Son beau-père, le duc d’Ayen, est l’une des principales figures de l’aristocratie libérale. C’est d’ailleurs par les Noailles que Gilbert entre en maçonnerie [1]. Il signe son engagement au service de l’Amérique dès le 7 décembre, entre les mains de Silas Deane. En vérité, cela faisait plus d’un an que La Fayette bouillait de s’engager. Depuis ce dîner à Metz, le 8 août 1775, à la table du comte de Charles-François de Broglie[2], où il avait entendu le duc de Gloucester – le propre frère de George III ! – prendre la défense des Insurgents. Encouragé par le comte de Broglie, maître d’œuvre en diplomatie secrète, La Fayette avait formé le dessein d’embrasser la cause des Treize Colonies, et avait rallié à la cause le vicomte de Noailles, son beau-frère, ainsi que le comte de Ségur.
Le duc d’Ayen, qui ne veut pas perdre son fils et son gendre dans pareille aventure, fronce les sourcils. Le vicomte de Noailles obéit à la semonce paternelle : il attendra son heure. De même pour le jeune Louis-Philippe de Ségur. En revanche, Gilbert a déjà pris la poudre d’escampette. Avec le soutien du comte de Broglie, La Fayette s’embarque pour l’Amérique, le 17 avril 1777, depuis le port de Pasaia, près de Saint-Sébastien. Le vaisseau qui le conduit vers la mort ou vers la gloire se nomme La Victoire. Il est chargé de 200 tonneaux de poudre, de 2 canons et de 5 000 fusils en guise de recommandation.
Le duc d’Ayen n’est pas le seul à froncer les sourcils. Il en va pareillement du roi Louis XVI. Car pour le moment, la politique française tient en ces quelques mots : épauler discrètement les Insurgents sans entrer en guerre. Ce jeune marquis de La Fayette brûle les étapes ! Du côté de Monsieur de Vergennes, on préfère recourir aux services d’un impertinent homme de Lettres, doublé d’un aventurier – à moins que ce ne soit l’inverse ! –, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, qui bientôt fournit, à ses risques et périls, mais avec l’argent de Versailles et de Madrid, des armes et des uniformes aux Américains, sous couvert d’une société fictive d’import-export : la maison Rodrigue Hortalez et Cie.
De Trenton à Saratoga : le sursaut
Pendant ce temps, dans le New-Jersey, l’armée de Washington fond à vue d’œil ! Nombre de soldats, découragés, ne renouvellent pas leur engagement, arrivé à terme, et rentrent au pays. Il ne reste plus à Washington que 4 000 hommes ! Les Britanniques lui donnent la chasse.
Washington passe sur la rive droite du fleuve Delaware, en Pennsylvanie, tandis que lord Howe établit son quartier général sur la rive gauche, à Trenton. Les belligérants se rapprochent dangereusement de Philadelphie, et déjà le Congrès s’enfuit pour Baltimore, plus au sud, dans le Maryland.
Mais le jour de Noël, Washington décide de jouer son va-tout. Dans la nuit du 25 au 26 décembre 1776, sous la neige, et alors que le fleuve charrie des glaçons, Washington et ses hommes franchissent à nouveau la Delaware. (LIRE LA SUITE DANS NOTRE NUMÉRO)
Vincent CHABROL
[1] – La Fayette est initié à la loge La Candeur en décembre 1775.
[2] – Charles-François, comte de Broglie (1719-1781), diplomate et placé par Louis XV à la tête du Secret du roi (la diplomatie secrète du souverain), est le frère du duc Victor-François (1718-1804), maréchal de France et nommé gouverneur de Metz en 1771, qui commandera un temps l’armée des princes sous l’Émigration.
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